MÉTHODE CLAIRE ET FACILE POUR BIEN FAIRE L’ORAISON

Extraits du quatrième volume du Traité de la conduite spirituelle des novices

(Œuvre collective dirigée par Marc de la Nativité)

Extraits du quatrième volume du Traité de la conduite spirituelle des novices. 1

présentation.. 7

MÉTHODE CLAIRE ET FACILE POUR BIEN FAIRE L’ORAISON ET POUR S'EXERCER AVEC FRUIT EN LA PRÉSENCE DE DIEU.. 9

Première partie : ORAISON MENTALE. 10

CHAPITRE I DE L'ORAISON EN GÉNÉRAL ET DE SES DIVERSES ESPÈCES. 10

PREMIÈRE ACCEPTION DU MOT D'ORAISON.. 10

DEUX AUTRES ACCEPTIONS PLUS GÉNÉRALES DU MOT D'ORAISON.. 11

CHAPITRE II. DE L'ORAISON MENTALE.. 13

DE L'EXCELLENCE DE L'ORAISON MENTALE. 13

DE LA NÉCESSITÉ ABSOLUE QUE NOUS AVONS DE FAIRE ORAISON MENTALE. 15

DES PARTIES DE L'ORAISON MENTALE. 17

CHAPITRE III. DE LA PRÉPARATION A L'ORAISON.. 17

DE LA PRÉPARATION ÉLOIGNÉE. 18

DE LA PRÉPARATION PROCHAINE. 18

CHAPITRE IV. DE L'ENTRÉE EN ORAISON.. 20

TROIS CHOSES QU'IL FAUT FAIRE AVANT DE COMMENCER LA MÉDITATION.. 21

DIRECTION POUR L'ORAISON.. 22

CHAPITRE V DE LA MÉDITATION.. 23

CE QUE C'EST QUE MÉDITER.. 23

COMMENT IL FAUT MÉDITER.. 24

DÉFAUTS QU'IL FAUT ÉVITER EN MÉDITANT. 25

CHAPITRE VI. LA MÉTHODE DE MÉDITER ET DE SE DILATER SUR LES MATIÈRES SENSIBLES ET SPIRITUELLES. 26

LA MANIÈRE DE SE DILATER DANS LA MÉDITATION.. 27

COMMENT ON PEUT SE DILATER DANS LA MÉDITATION DES SUJETS SPIRITUELS. 27

CHAPITRE VII. DE LA MÉTHODE QU'IL FAUT TENIR DANS LA MÉDITATION, DE QUELQUES MATIÈRES EN PARTICULIER.. 28

DES MATIÈRES DE MÉDITATION PROPRES AUX COMMENÇANTS, ET EN PREMIER LIEU CONSIDÉRATIONS SUR LE PÉCHÉ. 29

CONSIDÉRATIONS TOUCHANT LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME. 29

CONSIDÉRATION SUR LA MORT. 29

CONSIDÉRATION SUR LE JUGEMENT UNIVERSEL. 30

CONSIDÉRATION SUR L'ENFER.. 30

CONSIDÉRATIONS SUR LE PARADIS. 30

CHAPITRE VIII. DES AUTRES MATIÈRES DE MÉDITATION PROPRES AUX PLUS AVANCÉS. 30

CONSIDÉRATIONS SUR LA VERTU EN GÉNÉRAL. 30

CONSIDÉRATION SUR UNE VERTU EN PARTICULIER.. 31

CONSIDÉRATIONS SUR LES ACTIONS, PAROLES ET SOUFFRANCES DE NOTRE-SEIGNEUR.. 31

CONSIDÉRATIONS SUR LE TRÈS SAINT SACREMENT DE L'AUTEL [...] 31

MÉTHODE POUR MÉDITER LA VIE ET LES VERTUS DE NOTRE-DAME [...] 31

CONSIDÉRATIONS SUR LA VIE D'UN SAINT [...] 31

CONSIDÉRATIONS SUR LES VOEUX ET SUR LES RÈGLES DE LA RELIGION.. 31

CONSIDÉRATIONS SUR LES SENTENCES DE LA SAINTE ÉCRITURE [...] 32

CONSIDÉRATIONS SUR LES BIENFAITS DE DIEU.. 32

CONSIDÉRATIONS SUR LES ATTRIBUTS DE DIEU.. 32

CHAPITRE IX. DE L'AFFECTION.. 32

CE QUE C'EST QUE L'AFFECTION ET COMMENT ELLE NAÎT DANS LE COEUR.. 33

DE LA DIFFÉRENCE QUI SE TROUVE ENTRE LES AFFECTIONS. 34

DE L'ORDRE QU'ON PEUT GARDER EN PRODUISANT LES AFFECTIONS. 34

COMMENT ON PEUT ENTRETENIR LES AFFECTIONS. 36

CHAPITRE X. DE QUELQUES AFFECTIONS GÉNÉRALES A TOUTES SORTES D'ORAISON ET PREMIÈREMENT DE L'ACTION DE GRACES. 36

PRATIQUE DE L'ACTION DE GRACES [...] 37

CHAPITRE XI. DES RÉSOLUTIONS ET BONS PROPOS [...] 37

CHAPITRE XII. DES OFFRANDES. 37

PRATIQUE DES OFFRANDES. 38

CHAPITRE XIII. DES DEMANDES. 39

QUELLES CHOSES NOUS DEVONS DEMANDER EN L'ORAISON.. 40

PRATIQUE DES ACTES DE DEMANDE [...] & FORMULAIRES [...] 40

CHAPITRE XIV. DE QUELQUES AFFECTIONS SPÉCIALES POUR CHAQUE MATIÈRE, ET PREMIÈREMENT DE CELLES QUI SONT PROPRES AUX COMMENÇANTS. 40

1. SUR LE PÉCHÉ [...] 41

2. SUR LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME [...] 41

3. DANS LA REVUE QUE L'ON FAIT POUR CONNAITRE SON ÉTAT INTÉRIEUR OU LE PROGRÈS DANS LA VERTU. 41

CHAPITRE XV. QUELLES AFFECTIONS ON PEUT TIRER DE LA MÉDITATION DES QUATRE FINS DERNIÈRES. 41

CHAPITRE XVI. DES AUTRES AFFECTIONS SPÉCIALES QUI PEUVENT SE TIRER DE LA MÉDITATION DE MATIÈRES PROPRES AUX PLUS AVANCÉS. 42

I. SUR LES VERTUS. 42

2. SUR LES MYSTÈRES DE LA VIE ET PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR.. 42

3. SUR LE TRÈS SAINT SACREMENT DE L'AUTEL. 43

4. SUR LA VIE ET LES VERTUS DE NOTRE-DAME ET DES SAINTS [...] 43

5. SUR LES RÈGLES ET PRATIQUES DE LA RELIGION [...] 43

6. SUR LES BIENFAITS DE DIEU.. 43

7. SUR LES PERFECTIONS DIVINES. 43

8. SUR LES CRÉATURES. 43

CHAPITRE XVII. FORMULAIRES D'ORAISON.. 44

PREMIER FORMULAIRE DANS LEQUEL, APRÈS CHAQUE CONSIDÉRATION, SUIT L'AFFECTION. [...] 44

PREMIÈRE CONSIDÉRATION COMBIEN LE PÉCHÉ EST ABOMINABLE EN LUI-MÊME. 44

AFFECTIONS SUR CETTE PREMIÈRE CONSIDÉRATION [...] 45

SECONDE CONSIDÉRATION COMBIEN LE PÉCHÉ EST GRIEF CONTRE DIEU [...] & AFFECTIONS SUR CETTE SECONDE CONSIDÉRATION [...] 45

TROISIÈME CONSIDÉRATION SUR LES RAVAGES QUE LE PÉCHÉ FAIT DANS UNE AME. 45

AFFECTION SUR CETTE TROISIÈME CONSIDÉRATION [...] 45

QUATRIÈME CONSIDÉRATION DES ÉPOUVANTABLES CHATIMENTS DU PÉCHÉ. 45

AFFECTIONS SUR CETTE QUATRIÈME CONSIDÉRATION [...] 46

CHAPITRE XVIII. TROISIÈME FORMULAIRE DANS LEQUEL L'AFFECTION ET LA CONSIDÉRATION MARCHENT DE PAS ÉGAL CE QUI EST : LA MÉDITATION AFFECTIVE.. 46

CHAPITRE XIX. DES DIVERSES DISPOSITIONS QUI SE RENCONTRENT PLUS ORDINAIREMENT DANS LA PRATIQUE DE LA SAINTE ORAISON.. 46

TROIS DIFFÉRENTES VOIES PAR LESQUELLES DIEU CONDUIT LES AMES DANS CET EXERCICE. 48

AVIS GÉNÉRAUX SUR LES TROIS ÉTATS SUSDITS. 49

CHAPITRE XX. DES DISTRACTIONS ET LA MANIÈRE DE LES CHASSER.. 50

DéFAUTS DONT ON DOIT SE GARDER AU SUJET DES DISTRACTIONS. 50

CHAPITRE XXI. DE QUELQUES AUTRES PEINES QUI ARRIVENT DANS LA VOIE COMMUNE DE L'ORAISON.. 51

DANS LES TENTATIONS. 51

CE QU'IL FAUT FAIRE LORSQU'ON SENT LES ÉMOTIONS DE QUELQUE PASSION.. 51

COMMENT IL FAUT SE COMPORTER LORSQU'ON RESSENT DE L'ENNUI 52

DES INFIRMITÉS DONT ON SE TROUVE SURPRIS DANS L'ORAISON.. 52

DU MAL DE TÊTE. 52

DU SOMMEIL. 53

CHAPITRE XXII. DE L'ÉTAT DE DÉVOTION SENSIBLE.. 53

QU'EST-CE QUE LA DÉVOTION EN GÉNÉRAL. 53

QU'EST-CE QUE LE GOUT ET LA DÉVOTION SENSIBLE. 54

D'OU PEUVENT PROVENIR CES GOUTS DE DÉVOTION SENSIBLE. 54

LES MARQUES POUR DISCERNER LES GOUTS SENSIBLES QUI VIENNENT DE DIEU D'AVEC CEUX QUE LE DIABLE PROCURE. 56

COMMENT IL FAUT SE COMPORTER DANS LES GOUTS DE DÉVOTION SENSIBLE [...] 57

AVIS TRÈS IMPORTANTS TOUCHANT LES GOUTS DE DÉVOTION SENSIBLE. 57

CHAPITRE XXIII. DE L'ÉTAT D'ARIDITÉ ET DE DÉLAISSEMENT.. 58

DES CAUSES ET DES REMÈDES DE L'ARIDITÉ OU SÉCHERESSE SPIRITUELLE. 58

COMMENT IL FAUT SE COMPORTER DANS L'ARIDITÉ. 59

AVIS POUR L'ÉTAT D'ARIDITÉ. 61

CHAPITRE XXIV. RÉSOLUTIONS DE QUELQUES DOUTES TOUCHANT L'ORAISON.. 62

I. DES DOUTES TOUCHANT LA PRÉPARATION.. 62

2. DOUTES SUR LA MÉDITATION.. 63

3. LES DOUTES TOUCHANT L'AFFECTION.. 66

CHAPITRE XXV. DE L'ORAISON MIXTE.. 69

CHAPITRE XXVI. FORMULAIRE D'ORAISON MIXTE CONTENANT UNE EXPOSITION DU PATER NOSTER.. 70

CHAPITRE XXVII. AUTRE FORMULAIRE D'ORAISON MIXTE, CONTENANT UNE EXPOSITION SUR L'AVE MARIA [...] 73

CHAPITRE XXVIII. DE L'ORAISON ASPIRATIVE.. 73

QU'EST-CE QUE L'ASPIRATION.. 73

COMMENT L'ASPIRATION SE FORME DANS LE COEUR.. 74

QUEL USAGE NOUS DEVONS FAIRE DE L'EXERCICE DES ASPIRATIONS. 76

LES PROFITS QUI VIENNENT DE L'EXERCICE DES ASPIRATIONS [...] 77

CHAPITRE XXIX. LA METHODE QU'IL FAUT TENIR DANS L'EXERCICE DE L'ORAISON ASPIRATIVE.. 77

RÈGLES QU'IL FAUT OBSERVER DANS L'EXERCICE DES ASPIRATIONS. 77

ACTES [...] 79

QUELQUES DÉFAUTS A ÉVITER DANS L'EXERCICE DES ASPIRATIONS. 79

Deuxième partie : Présence de Dieu.. 81

CHAPITRE XXX. DE LA PRÉSENCE DE DIEU LAQUELLE EST NÉCESSAIREMENT CONJOINTE A L'ORAISON ASPIRATIVE.. 81

QUE NOUS DEVONS GRANDEMENT NOUS APPLIQUER A L'ÉTUDE DE LA PRÉSENCE DE DIEU [...] 82

IDÉE QU'ON PEUT AVOIR DE LA PRÉSENCE DE DIEU.. 82

LES DIFFÉRENTES MANIÈRES DE PRATIQUER LA PRÉSENCE DE DIEU.. 83

CHAPITRE XXXI. QUELLE SORTE DE PRÉSENCE DE DIEU ET D'ORAISON ASPIRATIVE LES NOVICES DOIVENT PRATIQUER.. 84

RÈGLES POUR L'EXERCICE DE LA PRÉSENCE DE DIEU ET DES ASPIRATIONS PROPRES AUX COMMENÇANTS. 86

CHAPITRE XXXII. EXERCICES D'ASPIRATIONS TIRÉS DE LA SAINTE ÉCRITURE ET SPÉCIALEMENT DU LIVRE DES PSAUMES. 88

POUR LES ACTIONS DU JOUR.. 89

CHAPITRE XXXIII. COMMENT IL FAUT S'ÉLEVER A DIEU PAR LA CONSIDÉRATION DES CRÉATURES. 89

Pratique de cet exercice en Notre-Seigneur même. 92

Méthode de cet exercice. 92

CHAPITRE XXXIV. DE LA REPRÉSENTATION DE L'HUMANITÉ SACRÉE DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST.. 94

CHAPITRE XXXV. AUTRE MANIÈRE TRÈS EXCELLENTE D'AVOIR TOUJOURS DIEU PRÉSENT.. 94

CHAPITRE XXXVI. AVIS TOUCHANT L'ORAISON ASPIRATIVE.. 97

AVIS PREMIER.. 97

AVIS SECOND.. 98

AVIS TROISIÈME. 98

AVIS QUATRIÈME. 98

AVIS CINQUIÈME. 99

AVIS SIXIÈME. 99

AVIS SEPTIÈME. 99

AVIS HUITIÈME. 99

 

 

 

 

 

 

 


présentation

 

Le Traité de la Conduite spirituelle des novices ou directoire à l’intention des jeunes carmes est un manuel qui suggère le vent de l’esprit qui soufflait sur les jeunes carmes rassemblés autour du mystique aveugle Jean de Saint-Samson. Ce directoire se distingue de nombreux manuels postérieurs écrits à l’intention des novices, dans lesquels toute ambition mystique disparut, peut-être par précaution. Il mérite donc d’être remis en honneur : des extraits de son quatrième volume, « Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu », sont choisis pour un usage possible encore aujourd’hui.

Puis l’œuvre rédigée par Maur de l’Enfant-Jésus prendra le relai : lui seul pouvait l’assurer, en complétant ainsi l’œuvre propre à Jean de Saint-Samson, car l’autre grand disciple mystique de Jean, Dominique de Saint-Albert (1596-1634), mourut jeune.

§

En ce qui concerne la « Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu » qui achève le Traité de la Conduite spirituelle des novices, nous avons jugé que sa lecture pouvait être facilitée puisqu’il ne s’agit pas d’une œuvre à ambition littéraire. Nous bénéficions ici du travail du Père Innocent de Marie Immaculée, du Carmel de Gand, qui la réédita en la présentant ainsi :

La Réforme de Touraine édita pour la formation de ses membres une oeuvre de première importance : La Conduite spirituelle des novices. Celle-ci comprend quatre traités : 1. Préparation à la vie religieuse, 2. Instruction chrétienne, 3. La Vie régulière, 4. Méthode claire et facile pour bien faire oraison et s'exercer avec fruit en la présence de Dieu. Ce quatrième traité, édité à Paris en 1650, eut tant de succès qu'une réédition parut en 1658. C'est cette édition que nous présentons ici, revue et adaptée. Le texte original est intégralement respecté, ainsi que le rythme de la phrase et la ponctuation ; certains mots désuets sont remplacés...[1].

Le P. Innocent rétablit ensuite avec soin l’origine du texte :

Ce traité d'oraison Méthode claire et facile est le quatrième volume de la Conduite spirituelle des novices dont la composition fut ordonnée au Chapitre provincial des Carmes de Bondon­lez-Vennes de 1629.

Quel est l'auteur de ce traité ? Le livre ne le mentionne pas. Mais il signale dans l'introduction au lecteur de l'édition de 1650 « que la rédaction de ce traité ne doit pas être attribuée à un religieux en particulier, mais qu'il doit être considéré comme le produit de toute la Réforme, afin qu'il ait plus d'autorité ». [...]

Le Père Hugo de Saint-François écrit dans la Vie du Père Thibaut que le Père Dominique de Saint-Albert aida le Père Bernard de Sainte-Madeleine dans la composition.

Dans le même chapitre de Poitiers (1647), le Père Marc de la Nativité reçut l'ordre de se rendre à Poitiers pour la rédaction finale de cet ouvrage, en vue de l'impression. Et de plus, au Père Léon de Saint-Jean, ex-provincial, fut confié le soin d'examiner et de faire imprimer La Conduite spirituelle des novices, dont le traité sur l'oraison est le quatrième tome.

Le rôle de ce jeune Père Marc, âgé de 30 ans, se réduisit, selon son propre aveu, à mettre au point les écrits du Père Bernard, dont il fut le novice, et à préparer l'impression de ces traités. Les écrits de ce maître spirituel étaient le fruit de quarante ans d'expérience. Pour ce travail matériel le Père Marc se retire au couvent d'Aulnay, où en deux ans il acheva cet ouvrage ; il lui fut adjoint le Père Maur de l'Enfant Jésus [nos italiques].

Le 19 octobre 1649, le Père Urbain de l'Ascension, provincial, permit l'impression de ces cinq traités de la Conduite spirituelle des novices. Le premier et le quatrième parurent en 1650, le deuxième et le troisième en 1651 à Paris chez l'éditeur Joseph Cottereau, rue Saint-Jacques, à la Prudence. Le cinquième traité annoncé « De la mortification des sens extérieurs » n'a jamais paru.

Ce chef-d'oeuvre de spiritualité fut l'objet de la thèse soutenue à la Gregoriana de Rome, en 1952, par le Très R. P. Killian J. Healy, Américain, Ord. Carra., pour l'obtention du doctorat en théologie.

Cette méthode comporte deux parties, la première portant sur l’oraison mentale, la seconde, plus courte, annoncée comme portant sur la  présence de Dieu concerne l’oraison aspirative, proprement mystique. Une suite annoncée en fin de cette seconde partie ne parut jamais, (il en fut de même d’un cinquième traité « De la mortification des sens extérieurs »).

Nous utiliserons ici deux corps pour les caractères, le plus petit étant réservé aux passages d’intérêt plus historique que spirituel : car nous n’avons pas voulu omettre certaines prescriptions et descriptions certes surannées mais qui évoquent avec précision la vie concrète des novices grands carmes au XVIIe siècle, tout en nous limitant au tiers de ce volume.

§

Les sources sont les suivantes :

Traité de la Conduite spirituelle des novices, pour les Couvens Réformés de l’Ordre de Nostre Dame du Mont-Carmel, Cottereau, Paris, 1650-1651. La genèse du texte est largement antérieure à 1647, date du chapitre désignant Maur comme assistant de Marc, avant son départ pour Bordeaux l’année suivante.

Pour la « Méthode claire et facile… » du Traité de la Conduite spirituelle des novices, figurent ici des extraits de l’édition modernisée par le P. Innocent.


 

MÉTHODE CLAIRE ET FACILE POUR BIEN FAIRE L’ORAISON ET POUR S'EXERCER AVEC FRUIT EN LA PRÉSENCE DE DIEU

 

Extraits du quatrième volume du TRAITÉ DE LA CONDUITE SPIRITUELLE DES NOVICES 

 

(Œuvre collective dirigée par Marc de la Nativité)


Première partie : ORAISON MENTALE

CHAPITRE I DE L'ORAISON EN GÉNÉRAL ET DE SES DIVERSES ESPÈCES

Le mot de prière et d'oraison se prend ordinairement en trois significations : l'une fort étroite pour la seule demande ou pétition de quelque grâce ; l'autre, un peu plus large, pour toute élévation de notre coeur à Dieu ; et la troisième beaucoup plus étendue, pour toute sorte d'entretien et pour parler avec sa divine Majesté. Nous dirons quelque chose de ces trois acceptions du mot d'oraison et prendrons occasion de donner certains avis fort nécessaires.

PREMIÈRE ACCEPTION DU MOT D'ORAISON

Premièrement donc prier, en son étroite signification, n'est autre chose que recourir à Dieu pour Lui demander quelque grâce ou assistance. Et d'autant que nos besoins sont innombrables, il est nécessaire de recourir continuellement à la divine Majesté et d'implorer son assistance en toutes choses. Et certes, c'est un grand honneur pour l'homme d'avoir un libre accès auprès de l'infinie Majesté de Dieu. Et c'est en quoi Dieu nous témoigne un grand excès de sa bonté, de vouloir écouter nos prières, Lui qui est si infiniment infini dans sa grandeur.

Il est de plus très certain que personne n'a jamais eu recours à Lui qu'il n'ait été exaucé d'une façon ou d'une autre : cette parole de Notre-Seigneur étant très véritable qui dit : « Que qui­conque demande reçoit - omnis qui petit, accipit.[2] » Que si nous avançons si peu et si nous vivons en une si grande disette de grâces de Dieu, il n'en faut imputer la faute qu'à nous-mêmes, qui ne recourons pas à Lui, faute de reconnaître nos besoins ; ou bien si nous les connaissons, nous avons une secrète confiance en nous­-mêmes et dans nos propres industries qui nous fait croire que nous y remédierons assez tout seuls.

Excellente pratique de recourir à Dieu en toute rencontre, avant d'admettre aucune autre pensée.

Cet avis est de très grande importance; c'est pourquoi nos Frères le remarqueront bien et tâcheront de prendre une bonne habitude de recourir à Dieu, en toutes choses, en tout événement, comme à celui qui peut remédier à tous nos maux plus excellem­ment que nous ne saurions penser. Si on leur donne quelque mortification, si on leur dit quelque parole rude, si on leur enjoint quelque obédience qui leur soit difficile ou désagréable, ou, enfin, s'ils sont contrariés en quoi que ce soit, ils élèveront promptement leur coeur à Dieu, Lui demandant la grâce ou de souffrir avec patience, ou de faire avec générosité ce qui leur donne alors répugnance.

Deux défauts de ceux qui n'ont pas recours à Dieu dans les subites rencontres.

Ceux qui n'ont point cette pratique tombent en de grands défauts. Car la première chose qu'ils font dans leurs peines ou contradictions, c'est de méditer par quelle voie ils pourront s'en délivrer ; et, s'ils ne le peuvent, c'est de s'inquiéter et de murmurer ; ce qui déplaît grandement à Dieu. Tandis que s'ils L'avaient prié, invoquant son secours, ils auraient, sans beaucoup de peine, vaincu la difficulté et honoré sa divine Majesté.

Il ne faut jamais rien entreprendre sans l'avoir recommandé à Dieu.

Il faut encore entendre ceci généralement de toute sorte d'entre­prises, affaires ou desseins, pour lesquels il est beaucoup plus utile de nous recommander à Dieu que de nous confier en nos propres industries, ou de nous appuyer sur les créatures. Si bien qu'en toutes choses, il faut prier Dieu; c'est-à-dire, lui demander sa grâce, reconnaissant, en une humble soumission, que c'est de Lui que tout dépend. Et d'autant plus que les choses sont de plus grande importance, il faut faire de plus fréquentes et de plus ferventes prières. Parce que Dieu veut que la prière soit l'unique voie pour obtenir de Lui, dans le temps, ce que de toute éternité Il a déterminé de nous donner. Elle est dans le sentiment des anciens Pères une chaîne d'or qui nous apporte les grâces du ciel. Saint Augustin dit « qu'elle est la clef des trésors de Dieu, et que par son moyen, nous pouvons nous enrichir autant que nous voudrons ». Elle est, enfin, le remède général à toutes nos faiblesses et impuissances : voilà la première et la plus étroite signification du mot de prière et d'oraison, laquelle, comme on le voit, n'est prise en ce sens, que pour une demande ou pétition.

DEUX AUTRES ACCEPTIONS PLUS GÉNÉRALES DU MOT D'ORAISON

On le prend en second lieu plus généralement pour toute élévation de notre coeur en Dieu : soit pour l'adorer, soit pour le remercier, soit pour Lui offrir nos actions, soit pour nous résigner à sa volonté, soit pour produire quelque autre affection intérieure. Et selon cette définition, celui-là est toujours en prière, suivant le conseil de Notre-Seigneur et le commandement de notre sainte règle, lequel marche dans un continuel sentiment de Dieu ou qui prend occasion de tout ce qu'il voit, ou de ce qu'il entend, pour s'élever à Lui en esprit, Lui rapportant toutes choses et ayant véritablement, avec saint Paul, sa conversation dans les cieux[3].

L'Oraison, prise en cette façon, est continue dans les uns, parce qu'ils en ont une très parfaite habitude; elle est interrompue dans les autres, qui, n'étant encore qu'apprentis, ne s'élèvent à Dieu que de temps à autre, de quoi nous parlerons ci-après. Mais il est nécessaire que nos Frères s'accoutument non seulement à recourir à Dieu dans les occasions pour Lui demander sa grâce, ainsi que nous l'avons déjà dit, mais encore à tenir sans cesse leur esprit élevé, pour Lui offrir tout ce qu'ils feront, et pour prendre occasion de rapporter toutes choses à sa gloire, L'adorant et L'admirant en toutes ses oeuvres, Le bénissant et Le remerciant des choses prospères, s'abandonnant et se résignant à sa volonté dans les adversités; en un mot, tâchant d'unir en toutes choses leur esprit avec Lui.

Les saints se sont toujours fait grand scrupule de la moindre absence de leur esprit qui les empêchait de s'élever promptement à Dieu, même dans les plus subits accidents qui surprennent ordinairement les plus sages et les plus spirituels. Voici un exemple fort remarquable : nous lisons que le feu ayant pris, une nuit, dans la cellule de saint Martin, en se réveillant il se trouva environné de flammes et pensa d'abord à ouvrir sa porte pour remédier à cet accident, avant de jeter son esprit en Dieu pour recourir à Lui. Mais revenant incontinent à lui, il pleura fort amèrement cette faute. Voilà comment les saintes âmes veulent toujours que leurs premières pensées en toutes choses soient de Dieu.

Troisièmement, l'Oraison est encore prise plus largement, non seulement pour toute élévation de notre cœur en Dieu, mais encore pour tout entretien et pour parler de la créature avec son Dieu. Or, comme nous traitons avec Sa Majesté en cinq diverses manières, il y a aussi

Cinq diverses espèces d'Oraison.

Nous parlons à Dieu premièrement de bouche : et cela s'appelle l'Oraison vocale. Secondement de cœur et sans bruit des lèvres, et cela s'appelle l'Oraison mentale. En troisième lieu, joignant la voix avec l'affection du cœur ou les faisant suivre l'une de l'autre, et c'est l'Oraison mixte. Quatrièmement, par aspirations et élévations courtes et ferventes du cœur tout embrasé, et c'est l'Oraison jaculatoire ; enfin par occupation simple et nue du seul esprit, et cela s'appelle Oraison unitive ou contemplative : ce qu'il faut éclaircir un peu plus.

1. Lorsque nous nous appliquons à prier Dieu en récitant dévotement le Pater noster ou l'Office divin soit à haute voix en public, ou à voix basse en particulier, on appelle cela Oraison vocale, parce que telle prière est faite de bouche et en parlant.

2. Lorsque nous prions sans user de paroles extérieures, mais nous entretenant seulement intérieurement avec Dieu par pensée, cette Oraison est appelée mentale.

3. Nous pouvons aussi entremêler quelques dévotes consi­dérations parmi nos prières vocales, et quelquefois nous arrêter à peser davantage certains mots ou versets, afin d'y découvrir quelque lumière et d'y trouver quelques sentiments de dévotion, et en ce cas l'Oraison est mêlée de la voix extérieure et de la pensée du coeur. Elle est dite mixte.

4. En quatrième lieu, il arrive souvent que l'âme, se trouvant embrasée d'une ardente affection et fortement excitée ou par quelque bonne lecture ou par une subite touche de Dieu, ou par quelque exhortation, discours spirituel et semblables voies, produit quelquefois aussi de coeur et de bouche certains actes peu dilatés mais efficaces, comme autant de javelots activement lancés vers la divine Majesté. Et cette manière de s'élever à Dieu s'appelle Oraison jaculatoire ou aspirative.

5. Finalement, quand l'âme se sent touchée d'une grâce extraordinaire qui l'appelle au secret sanctuaire de son cœur pour écouter et recevoir les secrètes instructions, les dons et les lumières de Dieu en profonde paix, et pour savourer par avant-goût la douceur des éternelles voluptés : cela s'appelle prier en esprit ou en union d'esprit avec Dieu ; d'autant que cette manière d'Oraison se fait au plus intime de l'âme, sans discours ni raisonnement formé, mais bien d'une vue simple qui l'arrête et la délecte suave­ment sur ce qu'on lui fait ressentir et posséder au-dedans d'elle-même.

Nous ne traiterons point ici de cette dernière sorte d'oraison, non plus que de la vocale, nous réservant d'en parler dans la seconde partie[4] de notre Conduite spirituelle qui s’adresse aux Profès. Mais nous parlerons seulement en ce Traité des trois autres sortes d'Oraison, à savoir : de la Mentale, de la Mixte et de l'Aspirative, parce qu'elles sont d'une absolue nécessité aux novices, pour acquérir une parfaite introversion et conversation intérieure avec Dieu.

CHAPITRE II. DE L'ORAISON MENTALE

L'Oraison mentale, comme le mot l'indique, n'est autre chose qu'un entretien intérieur et une suite de bonnes pensées et de saintes affections sur quelque sujet, duquel l'âme veut tirer son édification. Elle est un discours spirituel dans lequel nous découvrons à Dieu avec confiance les plaies et les peines de notre coeur, nos mauvaises inclinations et généralement tous nos besoins et nos infirmités ; suppliant très humblement sa bonté de prendre compassion de toutes nos faiblesses, et de nous recevoir en son amitié pour ne la perdre jamais; sous le regard de Dieu, nous réfléchissons sur la résolution que nous prenons de changer de vie et de réformer nos moeurs.

Cela supposé, nous dirons ici quelque chose de son excellence, de la nécessité absolue que nous en avons et des parties qui la composent.

DE L'EXCELLENCE DE L'ORAISON MENTALE

Cet exercice, considéré en lui-même, est le plus noble de tous ceux que nous puissions pratiquer en ce monde; d'autant qu'il est ce trésor infini, dont il est parlé dans la sainte Écriture, lequel a été donné du Ciel aux hommes, et ceux qui s'en servent sont rendus par lui participants de l'amitié de Dieu[5]. « Il est, dit saint Jean Climaque, l'union de l'homme avec Dieu, l'oeuvre des anges, la vie de l'âme et la nourriture de notre homme intérieur. Si nous le considérons dans les fruits innombrables qu'il produit, ajoute ce même saint, c'est l'Oraison qui est la mère de la pureté du coeur, c'est d'elle que naissent les larmes de la contrition, c'est elle qui nous réconcilie avec notre Créateur et qui nous obtient l'abolition de tous nos péchés. Elle est un bouclier de bonne défense contre les tentations, elle est la source des vertus, la dispensatrice des grâces, l'illumination de l'entendement, l'allumette d'une divine flamme dans la volonté, le miroir de notre avancement spirituel, la mère de la vraie et surnaturelle sagesse, et en un mot l'unique trésor du religieux. Si bien que nous pouvons lui attribuer ce mot de l'Écriture sainte : « Venerunt... mihi omnia bona pariter cum illa[6] » (Sap. 7, 11). Toutes sortes de biens spirituels nous arrivent par le moyen de l'Oraison. Et la glorieuse sainte Thérèse, dans laquelle Notre-Seigneur avait très abondamment versé le véritable esprit de notre saint Ordre, y remarquait de si grands biens et y goûtait de si admirables suavités, qu'elle disait ordinairement qu'elle ne se souciait point ni où elle était, ni en quel état, pourvu qu'elle pût y faire Oraison et que le Purgatoire ne lui faisait point de peur pour le même sujet. Le saint Prophète Daniel croyait que ce n'était pas un si grand mal d'être privé de la vie que d'être privé de l'Oraison. En effet, bien que, sous peine de mort, un tyran lui en eût défendu tout exercice, néanmoins, il ne manqua jamais de faire oraison trois fois par jour, sans se soucier du péril dans lequel il se mettait. (Tribus temporibus per diem orat obsecratione sua[7]. Dan. 6, 13).

C'est l'Oraison qui a servi de pain quotidien à nos anciens Pères dans les déserts ; et les divins plaisirs qu'ils recevaient dans leurs âmes, par son moyen, venant à redonder jusque sur leurs corps, les délivraient souvent de la nécessité naturelle du manger et du dormir. Ainsi l'abbé Zozime demandant à la bienheureuse pénitente sainte Marie l'Égyptienne comment elle avait pu passer tant d'années au désert sans manger, elle lui répondit : « Je me nourris d'une viande qui ne se consomme point, occupant continuellement mon esprit à considérer les maux dont Dieu m'a délivrée, et dans l'espérance que j'ai intérieurement de mon salut, je me délecte beaucoup plus que personne ne peut le faire, au milieu d'un bon festin[8] ».

C'est pour faire Oraison que Dieu nous a donné une âme et des Puissances spirituelles.

A quoi nous ajouterons que, comme Dieu nous destine à une vie éternelle et bienheureuse, dans laquelle nous serons à jamais occupés à Le contempler et à L'aimer; ainsi Il ne nous donne l'usage de la vie présente qu'afin de nous occuper de Lui et avec Lui autant que nous pourrons ici-bas ; d'autant que nous ne sommes point au monde pour vivre de la vie du corps, mais bien plus pour vivre de la vie de l'esprit. Or c'est l'Oraison qui est la vie et la nourriture de notre esprit. C'est pourquoi nous disons hardiment que si dans la création Dieu nous a donné une âme raisonnable ce n'est que pour l'appliquer avec toutes ses puissances, le plus continuellement qu'il nous sera possible, à connaître et à aimer sa divine Majesté. « L'homme a été créé pour connaître son Dieu, pour L'aimer en Le connaissant et pour se reposer en Lui par un amour parfait » (saint Augustin[9]). Or en user de la sorte, c'est véritablement pratiquer l'Oraison. D'où nous tirons cette vérité fondamentale, que Dieu ne nous a mis au monde que pour faire oraison, puisque nous n'y sommes que pour nous occuper de Lui et porter vers Lui notre esprit et notre affection.

Le but de notre vocation est de nous mettre en état de bien faire Oraison.

Cela fut encore la fin que sa divine Majesté eut en vue en notre vocation à la Religion, dans laquelle nous avons les moyens de faire ce qui est comme impossible dans ce siècle. Car il est évident que tous les exercices, les pénitences, la psalmodie et même les voeux de la Religion, ne visent qu'à nous disposer à bien faire Oraison, soit en retranchant tout ce qui peut nous en divertir, soit en nous procurant ce qui nous y peut aider. Il manquerait donc au principal, celui-là qui pratiquerait tous les autres exercices et omettrait celui de l'Oraison pour lequel ils sont ordonnés. C'est pourquoi Notre-Seigneur ne dit jamais, dans le saint Évangile, qu'il faut toujours jeûner ou toujours travailler, ou toujours se charger d'instruments de pénitence; mais Il dit seulement « qu'il faut toujours prier sans jamais s'en désister » (Luc 18, 1).­ Parce que, en effet, ce n'est point pour un autre sujet que nous sommes au monde et en religion.

Voilà pourquoi l'abbé Agathon disait (ainsi qu'il est rapporté dans la vie des Pères) que l'homme peut être comparé à un arbre, duquel les exercices intérieurs sont le fruit, et les extérieurs sont les feuilles. Tout ainsi donc que l'arbre, qui ne porte pas bon fruit, est réputé pour inutile et sera coupé et mis au feu; de même le religieux qui ne s'adonne pas sérieusement à l'Oraison est comme un arbre inutile devant Dieu. Toutefois aussi, comme un arbre a besoin de l'ornement de ses feuilles, de même, disait ce saint homme, nous avons besoin de quelques exercices extérieurs. Mais comme l'arbre n'est pas précisément pour porter des feuilles mais des fruits, ainsi nous ne sommes pas en religion pour nous adonner à l'extérieur, mais pour y cultiver les exercices de l'intérieur.

Combien l'Oraison est agréable à Dieu.

Rien n'est, au reste, plus précieux devant Dieu que l'Oraison; d'autant que tout ce que nous Lui donnons par ailleurs est étranger et hors de nous ; mais nous Lui consacrons notre cour, qu'Il désire par-dessus toutes choses, et ce que nous avons de plus intime, lorsque nous occupons nos pensées et nos affections de Lui et les portons vers Lui dans l'Oraison; de sorte que tous les exercices extérieurs sans l'Oraison sont de très petite valeur devant sa Majesté; mais l'Oraison est d'un prix incomparable. Ce qui nous est signifié par ces paroles du Prophète royal : « Diligit Dominus portas Sion, super omnia tabernacula Jacob[10] » (Ps. 86, 2) entendant par Sion la sainte Oraison et contemplation; comme s'il disait que Dieu estime plus la première porte et la seule entrée aux exercices intérieurs que toutes les plus belles actions extérieures qui sont faites hors de cet esprit. Sa Majesté est aussi plus honorée par un homme qui est adonné à ce divin exercice que par cent autres qui le négligent, quoiqu'ils ne soient point vicieux d'ailleurs.

Dominus in Sion magnus, et excelsus super omnes populos[11] (Ps. 98, 2).

Tout cela ne doit-il pas exciter nos Frères à tenir en haute et singulière estime le saint exercice de l'Oraison et à y employer tout le temps qu'ils pourront ? Ils en tireront infailliblement de très grands profits. Car, s'approchant de Dieu, ils seront illuminés[12] conversant avec Lui en esprit, ils deviendront tout spirituels.

Par le moyen de l'Oraison on devient spirituel et divin.

Nos frères, conversant en esprit avec Dieu, deviendront spirituels. Enfin, à force de traiter avec sa divine Majesté, tous deviendront divins ; car tout ainsi que celui-là devient sage, qui converse souvent avec des hommes sages, de même, celui-là devient spirituel et divin qui traite fréquemment en esprit avec Dieu. Et de même encore que le fer jeté dans le feu quitte ses propriétés naturelles et prend les qualités du feu, ainsi le religieux qui occupe fréquemment son esprit aux choses de Dieu perd peu à peu les sentiments, les faiblesses et les inclinations de la nature corrompue et reçoit des sentiments et des qualités tout divins.

S'il est même permis de faire une comparaison entre deux religieux, dont l'un chérit l'Oraison et l'autre la néglige ou ne la fait qu'avec tiédeur, on trouvera autant de différence entre eux qu'il y en a entre une étoile et un charbon éteint. L'un aura l'âme pure comme un beau cristal et l'autre sera semblable à une vitre obscure et pleine de saleté. Bref, les pensées et les sentiments de l'un seront pleins de sagesse et de jugement, tandis que l'esprit de l'autre sera ordinairement emporté par la légèreté et la préci­pitation, et embarrassé de mille désirs vains et inutiles.

DE LA NÉCESSITÉ ABSOLUE QUE NOUS AVONS DE FAIRE ORAISON MENTALE

Tout le malheur de l'homme vient de l'Inconsidération.

Plusieurs donnent quantité de préceptes pour la perfection; mais en réalité, il n'y a que celui-ci d'absolument nécessaire. Car, si on fait bien oraison, on sera bientôt parfait, suivant l'avis d'un des anciens Pères du désert : « L'oraison assidue corrige tous les défauts de l'âme, en peu de temps »; d’autant que, comme tout le malheur des hommes provient de l'Inconsidération; aussi, par raison contraire, tout le bonheur naît de bien considérer toutes choses. Quel est celui qui voudrait commettre la moindre offense contre Dieu, s'il considérait qu’il est vu de Lui en tout lieu; et s'il réfléchissait sur le très profond respect et la ponctuelle obéissance qu'il doit à sa Majesté. Et, à plus forte raison, quel est celui qui se laisserait aller aux grands péchés, s'il considérait attentivement la rigueur des jugements de Dieu et les peines effroyables qu'il a préparées aux pécheurs ? Voilà comment tout le mal, qui se voit au monde, n'a point d'autre source que le défaut de considération, ainsi que le dit Jérémie : “La terre est désolée d'une grande désolation, parce qu'il ne se trouve personne qui rentre en son coeur, ni qui réfléchisse sérieusement à son devoir.” (Jér., 12, 11). Or c'est l'Oraison qui fait que nous réfléchissons, et partant, c'est elle qui peut remédier à tous nos maux.

Tout le bonheur de l'homme vient de la considération.

D'autre part, il n'y a pas de religieux qui ne s'anime à supporter tout ce qui est rude et difficile, dans la voie de Notre-Seigneur, lorsqu'il se met à considérer la gloire qui l'attend au ciel, combien Jésus-Christ a souffert pour lui, combien les saints se réjouissaient dans leurs souffrances; et, considérant surtout que Dieu mériterait que lui, son serviteur, endurât encore infiniment plus pour l'honneur divin et pour la satisfaction de ses propres péchés. S'il est question de pratiquer quelque action de vertu, recourant à l'Oraison, rentrant en soi-même et se mettant à réfléchir; il découvre les raisons, les motifs et les moyens pour le faire dignement; et ainsi l'Oraison, qui nous applique à bien et mûrement considérer les choses, est uniquement et absolument nécessaire. Ce qui a fait dire à saint Augustin : « Celui-là sait bien vivre lequel sait bien prier ». Et si quelqu'un voulait contredire ce saint exercice, le mépriser ou s'en moquer, il contre­dirait son bonheur et le plus efficace moyen que Dieu lui ait donné pour la sanctification de son âme.

L'Oraison vivifie la Foi et la met en oeuvre.

Quelques-uns ont dit que tout le mal des hommes procède du peu de foi qu'ils ont, parce qu'ils vivraient tout autrement qu'ils ne font, s'ils croyaient véritablement de coeur ce qu'ils confessent de bouche. Cela est vrai en un sens, mais prenant la chose en son fond, il semble plus vrai que c'est faute de méditation et de considération; d'autant que plusieurs ont véritablement la foi et croient sincèrement toutes les vérités qu'elles nous enseigne; mais cette foi est languissante et à demi morte, n'étant point excitée ni vivifiée par la méditation et considération de ces vérités; d'où il vient que cette foi n'opère point et ne sert presque de rien à celui qui la possède.

Source véritable de la différence des bons religieux d'avec les mauvais.

La juste différence donc qui se trouve entre ceux qui vivent saintement et ceux qui se laissent aller à l'immortification et à l'imperfection, c'est que les uns font bien l'Oraison et non pas les autres : ceux-ci ne développent pas les vérités qu'ils croient et ne tâchent pas d'en imprimer le goût dans leur âme pour s'animer à la vertu, au lieu que les autres acquièrent tous les jours de nouveaux et plus savoureux sentiments de Dieu.

Or c'est une chose digne d'étonnement de voir que l'exercice de l'Oraison, qui est si excellent et si nécessaire, soit, néanmoins, si peu aimé et si peu fidèlement pratiqué de plusieurs. Il s'en trouve un grand nombre qui y ressentent de très grandes répu­gnances, comme autrefois sainte Thérèse, avant son entière con­version. Car elle confesse d'elle-même, en sa propre vie (cf. Vie, chap. 8), que pour lors, elle se fût volontiers soumise à toutes sortes de mortifications, plutôt que de passer une heure en oraison. Et alors qu'elle y était, il lui venait plus souvent en pensée d'écouter quand l'horloge sonnerait pour en sortir, que de s'appliquer à quelque bonne et utile considération.

Mais d'où peuvent naître ces répugnances et ces difficultés, vu que la conversation avec Dieu ne porte aucune amertume ni ennui, quant à soi, dit le Sage (Sap. 8, 16). Elles viennent premièrement du défaut de ferveur et de dévotion, sans laquelle toutes sortes d'exercices spirituels sont secs et insipides. Secondement, d'une multitude de pensées différentes, qui font une nuée de distractions et qui excitent un si grand tumulte dans l'âme, qu'elle ne le peut apaiser. En troisième lieu, de la part des diables qui, sachant bien que l'Oraison est la source de la dévotion et de toute perfection, font tous leurs efforts pour l'empêcher, afin que tarissant la source de toute vertu, nos âmes demeurent à sec, sans force, ni résistance contre leurs insinuations. C'est ce qui faisait dire à l'abbé Agathon qu'il n'y a aucun travail pareil à celui de faire oraison, parce que les démons, sentant bien qu'ils sont faibles contre ceux qui s'y adonnent, leur suscitent tant de traverses, que c'est merveille s'ils ne la quittent pas. Nous donnerons dans la suite de ce Traité les moyens de combattre ces difficultés.

DES PARTIES DE L'ORAISON MENTALE

Parties de l'Oraison mentale répondant aux trois puissances de l'âme.

Disons, pour terminer ce chapitre, que l'Oraison mentale a trois parties principales qui sont : la préparation, la méditation, et l'affection, lesquelles ont rapport aux trois puissances de l'âme qui y sont employées. Car la préparation appartient à la mémoire ; la méditation, à l'entendement ; et l'affection, à la volonté. D'autant que l'homme fait principalement trois choses en ce saint exercice. Premièrement il amasse de la substance et la présente à l'esprit, comme le sujet sur lequel celui-ci doit s'entretenir, En second lieu il considère, rumine et digère cette substance. Et puis il prend la résolution de mettre en pratique les vérités dont il a été con­vaincu. Ainsi la mémoire représente; l'entendement médite et illumine; et la volonté s'affectionne et se résout à la pratique.

CHAPITRE III. DE LA PRÉPARATION A L'ORAISON

La sainte Écriture nous avertit de nous préparer soigneusement avant l'Oraison, de peur de provoquer contre nous l'indignation de Dieu, plutôt que de nous attirer sa bienveillance et sa miséricorde. « Avant l'Oraison prépare ton âme, et ne sois pas comme l'homme qui tente Dieu » (Éccl. 18, 23), c'est-à-dire qui, ne voulant pas faire ce qu'il doit de son côté, s'imagine que Dieu fera des miracles en sa faveur, ce qui arriverait si quelqu'un prétendait recevoir de la dévotion à l'Oraison, sans toutefois y apporter aucune préparation.

En effet, tout homme sage qui a dessein de parler au Roi, ou à un grand seigneur, de quelques affaires qui le touchent, ne manque pas de bien préméditer le sujet dont il doit l'entretenir, et de se bien disposer à le faire, avec bienséance, et le respect qui est dû à sa grandeur ; donc, à plus forte raison, celui qui se propose d'entretenir sa divine Majesté en l'Oraison, touchant les très importantes affaires de son salut et de son avancement spirituel, doit bien sérieusement considérer à qui il va parler, et en quelles dispositions de corps et d'esprit il doit le faire, pour n'être pas honteusement renvoyé; mais pour obtenir le favorable effet de sa requête.

Or, le but de la préparation que nous devons apporter à l'Oraison n'est autre que l'arrêt de notre esprit, la paix de notre coeur et l'apaisement de toutes nos pensées, afin de pouvoir librement appliquer nos puissances à la considération du sujet que nous avons choisi. Pour y parvenir, les Maîtres de la vie spirituelle ordonnent deux sortes de préparations, l'une éloignée et l'autre prochaine. La première ôte les empêchements et la seconde apporte les dispositions convenables.

DE LA PRÉPARATION ÉLOIGNÉE

En quoi consiste généralement cette préparation éloignée?

La préparation éloignée est appelée ainsi, à raison qu'elle nous dispose de plus loin à cet arrêt de l'esprit et à cette paix si nécessaire dans l'Oraison. Elle consiste à tâcher, en premier lieu, de nous garantir des fautes et péchés qui nous rendraient indignes de paraître devant Dieu ; et puis à nous tenir toujours bien recueillis intérieurement, nous gardant soigneusement de l'évagation des sens, observant toutes nos pensées et conservant notre cour libre de toute sorte de troubles venant de nos passions. D'autant que, selon l'expérience de tous ceux qui pratiquent fidèlement ce saint exercice, tels que nous sommes hors de l'Oraison, tels nous nous trouvons quand il y faut vaquer; et celui qui est dévot, recueilli, mortifié dans ses sens, modeste et posé dans sa conver­sation, y jouit ordinairement d'une grande paix; au lieu que celui qui est indévot, émancipé, curieux, léger et déréglé en ses maeurs et en ses actions, y est presque toujours agité d'une infinité de pensées diverses, qui ne lui permettent pas de faire rien qui vaille.

Si donc nos frères ont bien imprimé dans leur esprit qu'ils ne sont religieux et particulièrement Carmes que pour faire Oraison, et que tous les exercices de la religion ne tendent qu'à nous y disposer, ils se tiendront si bien sur leurs gardes, qu'ils seront prêts à se présenter devant Dieu en tout temps. Ils se serviront de cette considération, comme d'un motif très efficace pour mortifier leurs sens et pour s'abstenir de toute extroversion, ainsi que le pratiquait le Père Hyacinthe de Saint-Laurent, très digne religieux de notre Observance[13]. Car, étant jeune profès, comme il avait été donné pour compagnon à un des Pères qui allait aux obsèques d'une certaine religieuse qu'il avait aidée à bien mourir, étant de retour au couvent, quelqu'un des frères lui demanda s'il avait vu cette religieuse dans son cercueil : « Nenni, répondit-il, car j'aurais eu tantôt une religieuse morte devant les yeux, durant mon Oraison ».

1. Cette préparation éloignée, considérée plus en détail, consiste, premièrement, à avoir une grande aversion des péchés véniels, et même des plus légères fautes volontaires, parce qu'elles nous ôtent le libre accès auprès de Dieu.

2. Secondement, à garder fidèlement la solitude, évitant toutes les occupations inutiles et superflues, c'est-à-dire qui ne sont ni d'obédience, ni de charité ; parce qu'elles ne manqueraient pas de remplir notre esprit de choses et de figures distrayantes. Quant à celles qui sont de nécessité, il faut s'y adonner de telle sorte que nous nous ressouvenions toujours de tenir notre coeur disposé à s'appliquer à Dieu.

3. Elle consiste, en troisième lieu, à tenir toujours notre coeur dégagé de l'affection de toutes choses, quelles qu'elles soient, autrement plusieurs pensées et soins superflus nous troubleront, et les diables trouveront en nous-mêmes de quoi nous combattre fortement.

4. Enfin elle consiste dans le retranchement des vaines récréations, de la perte de temps, des paroles oiseuses, de l'évagation des sens, des pensées inutiles, folles et importunes qui occupent assez souvent l'esprit de la vaine joie et vaine tristesse, de l'indi­gnation ou amertume de coeur ; en un mot, de tout ce qui peut, tant soit peu, dissiper ou troubler notre esprit.

DE LA PRÉPARATION PROCHAINE

La préparation prochaine comprend deux choses ; car elle consiste premièrement dans la lecture de la matière qu'on veut méditer, ce qui appartient à l'entendement ; et puis dans un certain désir ou une faim spirituelle de cet exercice angélique, ce qui appartient à la volonté.

Pour la lecture nos frères observeront les avis suivants:

1. Premièrement, elle doit être de médiocre longueur, ni trop longue, ni trop courte, mais suffisante pour fournir de la matière à l'esprit.

2. Ils la feront avec attention, jugement, et non avec préci­pitation, la repassant jusqu'à deux ou trois fois s'il en est besoin, afin de la mieux comprendre.

3. Ils choisiront les points et considérations qui plairont davan­tage à leur esprit, et desquels il y a apparence qu'ils tireront plus grand profit, comme étant plus propres à être dilatés en la méditation et à exciter de bons désirs en l'affection. Sur quoi il est bon de remarquer que le trop grand nombre de considérations charge la mémoire et apporte de la confusion dans l'esprit, particulièrement lorsqu'elles n'ont ensemble ni ordre, ni suite, ni rapport. Le trop peu, d'autre côté, semble être une source évidente d'oisiveté, de perte de temps et d'aridité, qui sera cause que l'esprit, étant ennuyé, sortira hors de soi-même et sera vagabond, cherchant de quoi s'occuper.

4. Si en lisant, ils ne trouvent aucun point qui leur plaise, ni duquel ils croient pouvoir tirer profit, ils n'en choisiront pas moins un certain nombre, comme trois ou quatre, dans l'espérance que Dieu ne laissera pas de féconder cette matière, fort stérile en apparence; et comme Il a fait autrefois sortir l'eau du rocher, il Lui sera possible de faire naître l'eau de la dévotion en leur coeur. Si néanmoins cela arrivait plusieurs fois, et que le temps de l'Oraison se passât inutilement, ils en communiqueront avec le Père Maître qui changera, s'il le juge à propos, leur livre de méditation.

5. Ils prendront garde, en lisant, de ne pas donner l'essor à leur esprit qui voudrait peut-être, par une trop grande vivacité, com­poser des discours à l'heure même, sur ce qu'ils ont lu : d'autant que cela pourrait être cause de dégoût durant l'Oraison, dans laquelle ils n'auraient plus rien de nouveau. Outre que c'est la marque d'un esprit trop curieux et précipité, qui mettrait par ce moyen obstacle à la grâce du Saint-Esprit.

6. Ils suivront l'ordre des méditations de l'auteur et ne volti­geront point deçà, delà, prenant tantôt au commencement, tantôt à la fin de leur livre; hormis aux fêtes solennelles, en lesquelles il est bon de méditer sur les mystères qu'elles nous représentent.

7. Quoiqu'il soit très bon de s'attacher aux matières et au style de l'auteur, surtout au commencement que l'on entreprend cet exercice, afin d'acquérir plus promptement la facilité de s'étendre et de dilater; cela n'est pas toutefois nécessaire; voire même, il est souvent très utile de nous servir de la facilité naturelle et de l'industrie de notre esprit; d'autant que ce qui part de nous et de est plus énergique et plus profitable à nos âmes que ce qui vient d'autrui. Si donc, en faisant la lecture de quelque méditation, nos frères viennent à tomber sur un mot qui leur fournisse bonne considération, ils pourront fort bien le remarquer quelque faire l'une des considérations de la méditation; et ils expérimenteront que leur âme en recevra un plus grand profit et satisfaction.

8. Enfin, ayant en cette manière déterminé le sujet et les points de leur méditation, ils se proposeront le fruit qu'à peu près ils en peuvent, ou doivent, ou veulent tirer, soit général, soit particulier. Un fruit général sera, par exemple, la douleur de leurs péchés, la résolution de faire pénitence et autres semblables. Un fruit particulier sera la pratique de quelque acte d'une certaine vertu, ou d'un acte de mortification, ou la fuite de quelque mauvaise occasion et semblable. Ils ne s'attacheront pas néanmoins, ni précisément à ce fruit, qu'ils ne s'abandonnent davantage à la conduite du Saint-Esprit, qui leur en inspirera peut-être un autre, dont ils ont pour lors une plus grande nécessité.

Quant à la disposition de la volonté, il est nécessaire en premier lieu d'avoir un grand désir de profiter en l'Oraison ; et si on ne l'a pas, il est nécessaire de l'exciter par quelque dévote considération allant par exemple à ce saint exercice comme ferait un avare à un riche trésor, duquel il peut s'enrichir, ou comme un voyageur altéré à une claire fontaine, à laquelle il peut se rafraîchir; ou comme un famélique, à un bon festin où il peut se rassasier; ou enfin, comme un malade fort désireux de sa santé, la médecine salutaire de tous les maux. Parce que l'Oraison contient une plus grande abondance de biens spirituels, qu'il n'en est dans tout ce que nous venons de dire.

MajesMais n'est-ce pas un assez puissant motif pour nous y affectionner, que de considérer quel bien c'est de parler à Dieu? Si ce bonheur ne nous était octroyé qu'une fois l'an, avec quelle ardeur attendrions-nous cette heure favorable! Dieu est si bon en notre endroit qu'Il nous donne le libre accès auprès de sa té à toute heure à tout moment et en tout lieu; faut-il donc que sa bonté et sa trop grande facilité nous rendent tièdes et négligents, et non pas plutôt dévots et fervents.

Il faut avoir une bonne résolution de ne quitter jamais l'Oraison.

Il est nécessaire, en second lieu, d'aller à l'Oraison avec une forte résolution de ne la quitter point, quelque peine et travail qu'on puisse y rencontrer; mais plutôt d'y demeurer constamment. Et quand on ne pourrait faire autre chose que jeter les yeux, de fois à autre, sur le Crucifix, disant intérieurement : « C'est pour l'amour de vous, Seigneur, que je suis ici », on en tirera toujours un grand profit.

CHAPITRE IV. DE L'ENTRÉE EN ORAISON

Il faut premièrement supposer avec tous les Maîtres de la Vie spirituelle, ce qui est confirmé par l'expérience, que le temps, le lieu, la posture et la situation du corps contribuent grandement à bien faire Oraison.

Quel est le temps le plus favorable pour l'Oraison?

Le temps de la nuit semble être le plus favorable, d'autant que l'esprit est pour lors dénué des espèces et des figures des choses visibles ; l'obscurité avec le silence de toute la nature semble d'elle-même nous porter tout en Dieu. D'où vient que Notre ­Seigneur passait souvent la nuit en Oraison sur les montagnes, non pas qu'Il eût besoin de cette aide extérieure, mais pour donner son exemple à imiter. C'est pourquoi les fervents Novices obtiennent aisément permission de passer quelque temps après Matines en cet exercice; et fort souvent même, du jour ils font la nuit, ferment les fenêtres de leurs cellules et traitent avec Dieu, en cette obscurité des affaires de leur salut.

Le temps du matin est aussi fort propice à cause que l’esprit est alors très tranquille et capable d'être appliqué, sans beaucoup de difficulté à ce que l'on veut. Voilà pourquoi la sainte Écriture dit[14] : « Le juste appliquera son coeur à veiller dès le matin au Seigneur qui 1'a créé, et il fera sa prière devant le Très-Haut. » Mais le bon Religieux, comme nous l'avons déjà insinué, doit être prêt à prier en tout temps, suivant le conseil du Sage qui dit « Fais en sorte que rien ne t'empêche de prier en tout temps ».

 

Il faut un grand silence dans le lieu où se fait l'Oraison.

Or, en quelque façon que se fasse l'Oraison, soit en public, soit en particulier, il est grandement nécessaire qu'il y ait un profond silence dans le lieu où l'on est et aux environs. Pour ce sujet, il est fort étroitement recommandé de s'y trouver diligem­ment dès le commencement de l'Oraison, de peur que ceux qui viendraient tard ne troublassent les autres, en ouvrant et fermant les portes. Pour cette même raison, il est défendu au portier d'appeler un Religieux durant ce saint exercice ; non seulement parce qu'il n'est pas raisonnable de retirer un Religieux de la conversation qu'il a avec son Dieu (sinon pour une occasion de charité très pressée et inévitable), mais encore de peur d'apporter des dis­tractions aux autres. Car ce n'est point une chose peu considérable, de troubler les saintes délices d'une âme qui parle à son Dieu. Et Lui-même dit à ce sujet : « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, ne réveillez point aucune des âmes, mes bien-aimées, de leur sommeil spirituel et intérieur, jusqu'à ce qu'elles soient remplies et rassasiées de mes consolations ». (Cant. 3, 5).  Enfin, c'est pour cela que nous recommandons à nos Frères, ce qui a été très saintement pratiqué par nos anciens Pères (au rapport de Cassien) qu'ils s'empêchent le plus qu'ils pourront de tousser, cracher, ou soupirer trop haut et en sorte qu'on puisse les entendre, de peur de troubler les autres par ce bruit. Ainsi rien ne doit être épargné pour aider à bien faire l'Oraison, à laquelle il n'y a rien qui ne doive céder, puisqu'elle est la vie et la pâture de nos âmes, sans laquelle ni le Religieux ni la Religion ne peuvent aucunement subsister.

Il faut éviter l'immodestie et la lâcheté du corps.

Quant à la posture et situation du corps, elle doit être pleine de respect, de gravité et de révérence. On ne doit jamais s'asseoir sans infirmité manifeste et reconnue du Supérieur; mais il faut toujours se tenir à genoux ou debout, sans s'appuyer, sinon fort modestement, contre les bancs, sans se mouvoir çà et là, avec démonstration d'inquiétude; bref, sans se laisser aller à aucune chose qui ressente l'immodestie, la lâcheté ou le peu de respect. Nous lisons que saint Martin se tenait toujours debout durant son Oraison dans l'église avec le visage pâle d'un homme tout tremblant; sur quoi étant interrogé, il répondit : « N'ai-je pas sujet de me tenir en respect, et de trembler, lorsque je suis devant Dieu, mon Créateur et mon Juge? »

Surtout nos Frères seront avertis de ne prendre pas trop leur aise et commodité durant l'Oraison. Car l'expérience nous fait voir que ceux qui le font n'avancent guère en ce saint exercice et ne ressentent point du tout la vive présence de Dieu. Toutefois, lorsqu'ils feront Oraison en particulier dans leurs cellules, il leur sera permis de s'asseoir en quelque lieu bas, comme serait le pied de leur oratoire, s'ils se sentaient incommodés, après avoir été quelque temps à genoux.

L'heure de l'Oraison commune étant donc venue, ils se trouve­ront diligemment au Choeur, ou autre lieu désigné par le Supérieur, lequel ils se représenteront comme un divin Paradis, ou comme le mystérieux Temple de Salomon que Dieu remplissait d'un nuage lumineux de la gloire de sa Majesté, et croiront fermement que Sa Grandeur, accompagnée de la Cour céleste, y est réellement présente, pour y écouter leurs prières et remédier à leurs nécessités.

Ils réciteront d'un ton dévot l'Antienne : Veni Sancte Spiritus, implorant de coeur et de bouche l'assistance du Saint-Esprit, de la seule opération duquel seul ils doivent espérer de devenir Spirituels ainsi que nous le chantons au jour de la Pentecôte : « Tu aspirando da spiritales esse homines ; Par votre divine inspi­ration ô très Saint-Esprit, vous faites que les hommes terrestres deviennent spirituels. » Après ils feront le signe de la croix en se tenant quelque temps la tête découverte, puis modestement couverte, les yeux baissés, afin qu'ils ne causent pas de distraction; ils rentreront en eux-mêmes le mieux qu'ils pourront, tâchant de tranquilliser leur esprit, en le dénuant de tout sorte de pensées, affaires et soucis ; récitant même à ce dessein quelques prières vocales, comme serait quelque dévote oraison ou un psaume, s'ils trouvent que ce moyen leur soit profitable ainsi qu'il arrive à plusieurs. Quelques-uns se trouvent bien de tenir les yeux sur quelque dévote image. Ils le pourront pratiquer avec l'avis du Père Maître.

TROIS CHOSES QU'IL FAUT FAIRE AVANT DE COMMENCER LA MÉDITATION

Or avant que d'entrer en matière pour méditer, il y a trois choses à faire : la première, de se mettre en la présence de Dieu. La seconde, de faire une petite revue sur sa conscience. Et la troisième, de concevoir un sentiment de très profond abaissement devant Dieu.

Comment il faut se mettre en la présence de Dieu au commencement de l'Oraison.

Nos Frères donc élèveront premièrement leur coeur à Dieu, d'une affection douce, humble et respectueuse, se formant une représentation de la divine Majesté, conforme à la matière qu'ils prétendent méditer. Car si elle est imaginaire, par exemple : s'ils veulent méditer sur les rigoureux châtiments du péché dans l'enfer, ils pourront se représenter Dieu, comme un Roi grandement irrité contre ses sujets rebelles, ou comme un Juge exact, sévère et rigoureux. Si, au contraire, ils veulent méditer sur la gloire des Saints, ils pourront se le représenter comme une souveraine Majesté assise sur un trône tout rayonnant de clarté, adore par les anges, et environné de bienheureux; et ainsi des autres matières.

Mais s'ils veulent méditer sur quelque sujet purement intel­lectuel, par exemple sur l'amour que Dieu porte aux hommes, ils se contenteront d'en avoir une idée qui soit aussi purement intellectuelle, quoiqu'il y en ait plusieurs qui trouvent du profit à former en toutes sortes de sujets une sensible représentation de Dieu ; par exemple au sujet sus-allégué de l'amour qu'Il porte aux hommes, ils se le représentent comme un Père très amoureux de ses enfants, qui s'emploie continuellement à leur procurer du bien; ou comme un médecin charitable qui compatit à toutes leurs faiblesses, supportant et guérissant leurs péchés; ou comme un Roi très débonnaire et libéral, qui n'est jamais plus content que lorsqu'il a fait du bien à quelqu'un de ses sujets.

Cette représentation de Dieu n'est nécessaire que pour tenir l'esprit recueilli et en respect.

Ces représentations, soit intellectuelles, soit imaginaires, ne doivent point être violentes, forcées ni trop vives, mais douces, modérées, affectueuses, suffisantes pour arrêter les sens, et pour contenir l'esprit en crainte et révérence, ce qui est uniquement la fin pour laquelle on les ordonne. Quoiqu'il soit assez rare de former un concept de Dieu purement intellectuel, sans que l'imagination y prenne part ; d'autant que, rassemblant les espèces, elle se fabrique incontinent une image à la mode de ce que pense et conçoit l'entendement. Toutefois il est encore principalement utile à ceux qui commencent de s'adonner à l'Oraison, de se former une présence de Dieu sensible et imaginaire, parce qu'elle est plus efficace pour tenir les puissances inférieures en leur devoir. Et, afin de ne pas s'ennuyer en ayant toujours une même façon, on peut la diversifier selon les dispositions intérieures dans lesquelles on se trouve; parce que la bonne Oraison n'étant pas une ouvre de l'esprit humain mais de l'esprit de Dieu, il faut beaucoup lui obéir, et suivre les dispositions intérieures dans lequelles il nous met.

Si même il suffit à quelqu'un, pour arrêter son esprit, de penser qu'il est devant Dieu, et qu'il veut faire Oraison pour l'amour de Lui, ne se trouvant point porté à former d'autre conception de sa présence, il doit s'en contenter.

Seconde chose qu'il faut faire au commencement de l'Oraison.

La seconde chose que doivent ici faire nos Frères, c'est une revue de leur conscience afin que, s'ils ont commis quelque faute volontaire et un peu notable depuis leur dernière Oraison, qui les rendît indignes de parler à Dieu, ils lui en puissent demander très humblement pardon. Car il est écrit que la première chose que fait le juste en son Oraison, c'est de s'accuser lui-même[15]. Et le publicain qui se sentait fort coupable, n'alla point plus avant que cela dans son Oraison, et il s'en retourna justifié. Mais ceux qui sont trop scrupuleux et craintifs passeront ici plus légèrement, ne faisant cette revue qu'en général et succinctement, afin de ne pas s'exposer au trouble que leur susciterait leur conscience scrupu­leuse. Il suffira donc qu'ils s'humilient, et qu'ils demandent pardon de leurs fautes en général.

Troisième chose qu'il faut faire au commencement de l'Oraison.

Ils feront ensuite un acte d'humilité et du plus profond anéantis­sement qu'ils pourront devant Dieu, auquel ils prétendent parler; d'autant que la sainte Écriture dit : « L'Oraison de celui qui s'humi­lie d'un coeur sincère pénétrera les nues. » (Eccl. 35, 21).

Comment on peut former l'acte d'humilité.

Ils pourront considérer pour ce sujet, combien Dieu est glorieux en Lui-même, avec quel respect Il est adoré de tous les esprits bienheureux, que toute la terre n'est devant Lui qu'une goutte d'eau, et que toute la multitude des créatures enfermées dans la vaste étendue du ciel est moins qu'une fourmi en sa présence. Que sera donc devant Lui un seul homme, lequel est moins à l'égard de tout ce monde qu'un atome dans l'air. Et cependant cet homme si petit ose paraître devant son Dieu, et parler à sa très haute et incompréhensible Majesté. Ce sentiment doit tenir une âme en grand respect et attention devant Dieu.

Finalement ils lui offriront cette Oraison avec désir de la faire uniquement pour sa gloire, et pour acquérir par son moyen réformation d'eux-mêmes, renonçant à toute autre intention, désavouant aussi dès lors toutes les distractions qui pourraient leur arriver contre leur volonté, et Lui demandant de coeur et d'affection, qu'il Lui plaise de les assister et de les conduire par la saveur de son Saint-Esprit. Ils le feront en cette manière, ou autre semblable.

DIRECTION POUR L'ORAISON

O mon Dieu, et Seigneur d'infinie Majesté! Voici que je me présente pour parler à votre Grandeur, moi, pauvre et misérable pécheur, digne de tout mépris et qui mériterait plutôt d'être chassé de votre présence, que d'oser m'approcher de Vous. Je vous adore, ô souverain Roi des rois, je me présente devant votre Majesté, avec l'humilité, le respect, et la plus profonde révérence qui m'est possible ; je me repens de tout mon coeur de toutes mes infidélités, et particulièrement de telle et telle, pour lesquelles j'ai grand sujet d'appréhender d'être à présent rebuté de Vous. Pardonnez­ les-moi, Seigneur, s'il vous plaît, par votre infinie miséricorde. Je Vous promets de me rendre dorénavant plus attentif à moi-même, de correspondre plus fidèlement à vos grâces et secrètes inspi­rations. Je Vous offre cette Oraison, que je désire faire à votre plus grande gloire et pour le salut de mon âme, protestant n'y vouloir chercher d'autre fin, et renonçant dès maintenant à toutes les distractions qui pourront me survenir. Remplissez ma mémoire de saintes pensées, mon entendement de lumière, et ma volonté des flammes de votre amour ; afin que je sorte d'ici tout changé et vraiment résolu à Vous servir mieux que jamais. Je Vous demande cette grâce par les mérites de mon Seigneur Jésus-Christ, et par l'intercession de sa très glorieuse Mère.

On pourra diversifier cette direction afin de ne pas s'ennuyer en disant toujours la même chose. Voilà pourquoi, tantôt on l'ampli­fiera, et tantôt on la réduira à moins de paroles, selon que l'âme se trouvera disposée.

Il sera encore très bon, spécialement pour ceux qui commencent à s'adonner à l'Oraison, d'employer un temps notable à ces exercices préparatoires, afin d'en acquérir la pratique plus prompte et plus facile. Voire même, on y pourra quelquefois donner une bonne partie de l'heure destinée à l'Oraison, jusqu'à ce que l'on ait une médiocre habitude suffisante.

Quand on ne peut apaiser son esprit, il faut demeurer patient devant Dieu.        

Que si nos Frères ne réussissent pas aussi bien qu'ils le souhaiteraient, de sorte qu'après avoir pratiqué tous les avis que nous leur avons donnés, et après avoir employé toutes leurs industries et tous leurs efforts pour bien se préparer et pour recueillir leur esprit, ils n'ont pu en venir à bout, ils ne se dégoû­teront pas pour cela de leur entreprise, mais ils tâcheront de souffrir patiemment en cet état, avec un parfait abandon d'esprit, espérant que Notre-Seigneur leur enlèvera toutes ces difficultés en récompense de leur fidèle persévérance.

CHAPITRE V DE LA MÉDITATION

Après la préparation suit la méditation. Et comme le but de celle-là n'a été que de recueillir l'esprit et de le disposer à parler à Dieu, de même le but de celle-ci doit être de mouvoir les affections de la volonté, en sorte qu'elle prenne la résolution de mettre en pratique les choses dont l'entendement aura été con­vaincu. Or, pour bien faire comprendre comment il faut s'y comporter, nous dirons : premièrement, ce que c'est que méditer; en second lieu, les conditions nécessaires pour bien méditer, et enfin, les défauts les plus ordinaires que l'on y commet.

CE QUE C'EST QUE MÉDITER

Définition de la méditation.

C'est considérer attentivement quelque sujet. C'est pénétrer, développer, examiner par le menu, d'un esprit rassis et tranquille, à dessein d en mais attentif et éveillé, tout ce qui est compris; une tirer quelque profit spirituel. Et la méditation est proprement er considération attentive de quelque chose. “Méditer c'est, pour ainsi dire, pénétrer jusqu'au coeur du sujet considéré ». C'est un discours que fait l'entendement sur quelque matière de dévotion, pesant ses causes, ses effets, ses propriétés, avec toutes les circonstances de temps, de lieux et de personnes ; formant de tout cela une juste et vraie conception, et tirant de tout ce raisonnement des conclusions qui persuadent efficacement la volonté d'embrasser le bien connu, ou d'éviter le mal qu'il a découvert.

Explication de la définition

Nous disons que la Méditation est une considération attentive et arrêtée, en quoi elle est différente de certaines bonnes pensées qui, venant sans dessein, ne sont que superficielles, passent en un moment, et font peu d'impression sur l'esprit.

Elle est un raisonnement par lequel on pèse, on examine les choses, les unes après les autres. En quoi elle est différente de la contemplation, laquelle envisage en un instant et d'un simple regard tout ce qui est dans un sujet.

Elle se fait à dessein d'en tirer quelque profit spirituel; en quoi elle est différente de la spéculation, laquelle n'a d'autre but que la connaissance et laquelle ne spécule, pour ainsi dire, que pour spéculer; au lieu que la Méditation se fait pour aimer.

Comparaison de la Méditation à un flambeau.

Ici, il est à propos de remarquer que la volonté ne peut rien aimer, si l'entendement ne le lui fait auparavant connaître; et l'on peut comparer l'entendement à un serviteur qui porte le flambeau devant la volonté, comme devant sa maîtresse, si bien que comme un serviteur ne porte point le flambeau pour son seul plaisir, mais pour éclairer la dame de la maison en ce qu'elle doit faire; de même l'entendement ne doit point méditer, précisément pour méditer, ni pour son plaisir, mais pour diriger les affections et les pas de la volonté, qui est comme la reine entre les puissances de l'âme.       

On la compare encore à un chien de chasse, qui ne doit rien faire que montrer la proie à son maître, après l'avoir découverte, s'arrêtant tout court après avoir fait son office. Parce que l'enten­dement, ayant découvert une vérité forte et persuasive, il n'a autre chose à faire que de la montrer à la volonté, et se tenir coi durant le temps qu'elle produit ses affections.

On compare enfin l'usage de la méditation à celui d'un fusil, duquel on se sert pour allumer du feu. De même qu'à force de frapper le fusil contre de la pierre, on en fait sortir des étincelles de feu, lesquelles venant à tomber sur la mèche et étant fomentées, seraient capables de faire de grands incendies, ainsi l'homme méditant et faisant sortir de sa méditation les étincelles de quelque vérité de laquelle son cceur demeure épris, il doit cesser de frapper le fusil, c'est-à-dire qu'il doit arrêter sa pointe et ne s'occuper qu'à fomenter cette flamme, de laquelle il se trouve échauffé et qui pourra être la cause d'un grand feu. Voilà ce que c'est que méditer.

COMMENT IL FAUT MÉDITER

Mais il est de grande importance de bien conduire l'enten­dement en cette action. C'est pourquoi on y observera deux choses. La première touchant son application, laquelle doit être modérée, ni trop forte, ni trop lâche, ni trop précipitée, ni trop lente. Il faut qu'elle soit posée, mais non sans vigueur, tranquille mais éveillée, prenant garde d'un côté qu'il ne s'empresse trop dans son activité, qu'il ne se brouille dans ses pensées, qu'il ne s'écarte de son sujet, qu'il ne se bande pour vouloir former des conceptions subtiles, ou qu'il ne s'élève trop haut pour en avoir de curieuses; ayant aussi l'oeil d'autre part, pour qu'il ne s'ennuie pas ou ne s'abaisse plus que de raison.

La seconde chose qu'il faut observer regarde les considérations qu'il forme sur son sujet; car elles doivent être à propos et non pas tirées de loin; communes et familières, non pas sublimes ni trop recherchées simples et dévotes, non pas subtiles ni curieuses; enfin conforme à l'état de celui ui médite, et en aussi grand no bre qu'il est besoin pour exciter et persuader efficacement la volonté.

Elles doivent être à propos : c'est-à-dire qu'elles doivent viser au but qu'on s'est proposé à l'entrée de l'Oraison. Par exemple, quelqu'un ayant dessein de concevoir un esprit de componction, et d'acquérir une grande douleur de ses péchés; il est nécessaire que sa méditation se porte à découvrir leur difformité et leurs mauvais effets.

Elles doivent être communes et familières : c'est-à-dire exprimées avec des paroles simples, sans élégance ni artifice, parce que Dieu ne prend pas plaisir aux discours des bien-disants, mais comme le dit la sainte Écriture : « Il s'entretient volontiers avec les simples. (Prov. 3, 32).

Elles doivent être dévotes : c'est-à-dire affectueuses, afin de porter la volonté à quelque bon mouvement, autrement l'Oraison deviendrait une pure étude.

Elles doivent être conformes à l'état de celui qui médite : c'est­à-dire proportionnées au degré de perfection qu'il mène, soit de Commençant, de Profitant ou Parfait. Et même s'il est possible, elles doivent être conformes à la voie par laquelle Dieu le conduit; c'est-à-dire qu'il doit réduire, autant que faire se peut, toutes ses considérations aux sentiments intérieurs qu'il a le plus ordinairement, et par lesquels il semble que Dieu veut l'attacher à soi.

Nous parlerons ci-après des diverses matières de méditation; c'est pourquoi nous dirons seulement ici, en passant, que le Novice médite conformément à son état, lorsqu'il tend à bien connaître l'état misérable de sa vie passée, à étouffer les souvenirs du monde, à .mortifier ses sens et à vaincre ses passions. Le profitant doit viser à retrancher les plus subtiles recherches de l'amour-propre, et à la pratique de la vertu. Et le parfait doit tendre à l'union intime de son âme avec Dieu.

Enfin elles doivent être en aussi grand nombre qu'il est besoin, pour exciter efficacement la volonté, c'est-à-dire que si une ne suffît pas, l'on doit en faire suivre deux, trois ou quatre, jusqu'à ce que les affections du ceeur commencent à s'émouvoir. Mais aussi 1 1 est très important de ne point passer légèrement et superficiel­lement par-dessus les choses, mais plutôt de retourner deux ou trois fois s'il est besoin, sur une même considération afin d'en tirer le profit prétendu.

DÉFAUTS QU'IL FAUT ÉVITER EN MÉDITANT

Quelques-uns s'appliquent avec trop d'activité.

Quant aux défauts de plusieurs qui n'avancent guère dans ce saint exercice de l'Oraison, voire même qui tombent en de fâcheux inconvénients, pour ne pas entendre ou pour ne pas bien pratiquer tous ces préceptes et avis; il faut remarquer qu'il y en a qui se portent à considérer leur matière, dès le beau commencement, avec une si grande impétuosité et avec un tel effort de tête et d'estomac, que la nature étant lassée et les forces épuisées en peu de temps, ils sont contraints d'en demeurer là, sans pouvoir continuer.

Quelques-uns ne s'appliquent pas assez.

D'autres, au contraire, s'appliquent si peu, et avec tant de lâcheté de ceeur et d'esprit, qu'ils ne font rien du tout que se délecter en je ne sais quelles pensées légères et superficielles, desquelles ils ne tirent aucun profit.

Quelques-uns s'appliquent au commencement et puis se relâchent.

Quelques-uns travaillent un peu au commencement, s'appli­quent pour un peu de temps, mais ils se lassent incontinent, et se laissent ensuite emporter à toutes les pensées qui leur viennent en tête.

Quelques-uns sont oisifs dans une fausse paix.

Il s'en trouve encore qui, étant fort amoureux du repos, et appréhensifs du travail, se guindent et s'élèvent dès le commence­ment je ne sais où au haut de l'esprit, ou ils s'imaginent se voir et se sentir au-dessus de toutes choses, dans une paix qui n'est que naturelle en effet, dans laquelle toutefois ils tâchent de demeurer, sans faire autre chose; et ils ne considèrent pas qu'ils s'établissent dans une pure oisiveté et flânerie, où ils perdent entièrement leur temps.

Quelques-uns se contentent d'une vue superficielle.

Il y en a aussi qui ne s'arrêtent point à peser leur matière à loisir; mais d'abord, après avoir simplement jeté la vue sur tous les points de la Méditation, sans distinction d'aucune vérité ou lumière, et sans rien s'assimiler en particulier, ils se portent à produire un grand nombre d'actes et d'affections là-dessus, sans touche de Dieu et sans ordre, en quoi ils se rompent la tête sans recueillir aucun fruit.

Quelques-uns sont curieux et affectent les belles paroles.

Certains s'étudient à former de belles conceptions ou à trouver de belles paroles, se plaisant fort à bien agencer leurs discours; mais ils ne font qu'entretenir la curiosité de leur esprit; ils s'éloignent de l'esprit de Dieu qui est simple, et ils n'avanceront jamais d'un pas en l'amendement de leur vie.

Quelques-uns ne gardent aucun ordre ni suite.

Il y en a, enfin, qui sont d'un esprit vif et bouillant, lesquels ne veulent point s'assujettir à la considération des points par ordre, et chacun à part; mais ils vont sautant de l'un à l'autre, sans réfléchir sur aucun avec jugement et maturité. Ils font comme des personnes qui, étant au milieu d'un bon festin, touchent toutes sortes de viandes, sans manger d'aucune. C'est pourquoi elles n'en demeurent pas moins faméliques.

Il y aurait encore ici plusieurs défauts à remarquer, mais outre que voilà les principaux, chacun pourra remarquer en soi-même ceux dans lesquels il tombera, et les corriger par les enseignements et bons avis du Père Maître, avec lequel il est particulièrement nécessaire de communiquer souvent sur cette matière.

CHAPITRE VI. LA MÉTHODE DE MÉDITER ET DE SE DILATER SUR LES MATIÈRES SENSIBLES ET SPIRITUELLES

Pour commencer la méditation, nos Frères rappelleront douce­ment en leur esprit la matière et les points qu'ils auront pré­parés, et tâcheront d'en concevoir une exacte, simple et facile représentation.

Deux sortes de sujets de méditation.

Or ils doivent remarquer que toutes les choses qui peuvent servir de sujet à la méditation sont corporelles et sensibles, ou spirituelles. Les mystères de l'Incarnation, Naissance et Circon­cision de Notre-Seigneur, ses Miracles, sa Vie, sa Mort et sa Passion; la Vie des Saints, le Paradis, l'Enfer et choses semblables sont matières sensibles, à la considération desquelles, par con­séquent, l'imagination sert beaucoup. Les vices, les vertus, les maximes de perfection, les sentences de la sainte Écriture, les perfections divines, sont sujets spirituels et qui ne tombent pas sous les sens, à la considération desquels, par conséquent, la raison agit davantage que l'imagination. Toutefois, dans les matières sensibles, il se trouve ordinairement quelques circonstances pure­ment spirituelles; et dans les matières spirituelles, il se trouve quelques circonstances fort sensibles qui, étant prises à part, peuvent servir de sujet de méditation. Par exemple dans la Naissance de Notre-Seigneur, qui est un sujet corporel, on peut s'arrêter précisément à considérer le grand amour que Dieu a porté aux hommes en leur donnant son Fils[16]. Voilà une médi­tation qui sera purement intellectuelle, et toutefois à propos d'un sujet corporel. Pareillement, dans la vertu d'obéissance, qui est un sujet spirituel, on peut s'arrêter précisément à considérer avec quelle promptitude le vrai obéissant doit agir; et voilà une méditation corporelle dans un sujet spirituel : d'autant que la représentation du vrai obéissant, prompt à exécuter ce qui lui est commandé, est toute sensible et imaginaire : comme si nous le voyons devant nos yeux prêter l'oreille avec affection à la parole du Supérieur, courir avec joie au lieu qui lui est commandé et faire avec diligence l'eeuvre qui lui est ordonnée.

Comment on doit se représenter les sujets sensibles.

Ceux donc qui voudront méditer sur un sujet corporel, par exemple sur la Naissance de Notre-Seigneur, tâcheront de se représenter dans leur imagination le plus simplement qu'ils pour­ront, doucement toutefois et sans aucune violence, l'idée de tout le mystère, avec les circonstances du lieu, du temps et des personnes. Ils considéreront Dieu devenu Enfant, couché sur un peu de paille, dans une crèche entre les animaux, assisté de la Vierge et de saint Joseph, adoré par les pasteurs, tremblotant de froid, souffrant, pleurant et offrant le commencement de ses douleurs à son Père Éternel pour notre salut.

Quelle conception on doit se former des sujets purement spirituels.

Ceux qui voudront méditer sur un sujet spirituel en formeront une conception intellectuelle dans leur esprit. Par exemple, si c'est une vertu ou quelque vérité, ils la considéreront sous l'idée d'une chose très bonne, très belle, très agréable à Dieu et très profitable aux hommes. Si au contraire, ils veulent méditer sur quelque vice, ou sur l'erreur de quelque mauvaise maxime du monde, ils en formeront une idée toute contraire, comme d'une chose sale, défectueuse et abominable devant Dieu, et fort pré­judiciable à leurs âmes. Si cela paraît difficile à quelqu'un, il ne doit pas se violenter pour le comprendre, moins encore pour le mettre en pratique; parce qu'il le fera peut-être de lui-même insensiblement, et sans s'arrêter aux préceptes que nous en donnons, qui sont plutôt des observations de ce que les bonnes âmes font d'elles-mêmes dans l'Oraison, que des règles artificielles auxquelles il faille absolument les contraindre. Outre qu'il n'est pas besoin de cette représentation, sinon autant qu'elle peut aider à tenir l'esprit recueilli; et si on peut le faire par une autre voie, cela n'importe pas beaucoup.

L'usage de l'imagination.

Toutefois il est grandement utile aux Novices de méditer imaginairement, au moins durant quelque temps notable, quand ils commencent à s'adonner à cet exercice. Et bien que quelques-uns ne puissent concevoir aucune chose que d'une manière grossière et confuse, voire même bien souvent avec un mélange de plusieurs autres images impertinentes que la fantaisie leur fournit ; ils doivent néanmoins se contenter de cette imparfaite représentation, poursuivant au reste attentivement leur Oraison, laquelle n'en sera pas moins fructueuse pour cela. Ceux qui, au contraire, ont l'imagination si vive et si forte qu'elle leur fait paraître les choses avec toutes leurs circonstances particulières, comme s'ils les avaient devant les yeux, et comme s'ils discernaient non seulement les personnes, mais encore les traits de leur visage, leur couleur, leur posture, leurs mouvements et semblables choses, ceux-là, dis-je, doivent fort s'étudier à modérer cette vivacité; autrement ils s'exposent au danger de tomber en d'étranges inconvénients d'illusion ou de folie.

Au reste, il est indifférent de se représenter les choses loin ou près, au-dedans ou hors de soi ; d'autant qu'il y en a qui tirent plus de fruit de se figurer les lieux où les choses se sont faites et de s'y rendre en pensée. D'autres les amènent à eux et se les figurent toutes proches. Les autres les renferment en eux-mêmes. Et les autres, au contraire, s'enferment dans les mêmes choses qu'ils méditent. Toutes ces manières sont bonnes, et chacun suivra celle qui lui semblera plus facile, plus naturelle et plus efficace pour tenir les sens dans le calme nécessaire à cet exercice angélique. Si même quelqu'un trouve du profit à se représenter qu'il prie en compagnie de Notre-Seigneur ou de quelque saint, cela étant suffisant pour apaiser toutes ses pensées, et pour maintenir son coyur en attention et respect, il les pourra pratiquer sans rien de plus.

Or tout ce que nous venons de dire n'est que le commencement de la Méditation. C'est pourquoi il nous faut expliquer la manière qu'on doit tenir dans la suite, pour se dilater.

LA MANIÈRE DE SE DILATER DANS LA MÉDITATION

Qu'est-ce que se dilater dans l'Oraison?

La dilatation n'est autre chose qu'une invention de plusieurs raisons ou vérités, desquelles l'entendement peut être instruit, éclairé et convaincu. Si bien que, comme dans l'école de Rhétorique, on enseigne à parcourir certains lieux, qui sont les sources et les fontaines des raisons, par le moyen desquelles l'orateur peut persuader ce qu'il prétend à ses auditeurs : de même, en cette mystique Rhétorique, l'on enseigne aux apprentis certains chefs, dans la considération desquels ils se doivent arrêter, afin d'y trouver de quoi se persuader eux-mêmes de ce qu'ils prétendent.

Et comme nous avons dit qu'il y a certaines matières qui sont corporelles et les autres intellectuelles; ainsi si l'on a un sujet corporel, par exemple un des mystères de la vie, ou de la passion de Notre-Seigneur, quelque action vertueuse d'un saint et semblables, on pourra considérer

1. L'histoire, comme la chose s'est passée en général.

2. Les circonstances du lieu et du temps.

3. Les circonstances des personnes et leur qualité.

4. Les paroles qui ont été dites, ou que l'on aurait pu dire

pendant l'action.

5. Les sentiments que pouvait avoir celui qui faisait l'action.

6. Pour quelle fin il a fait telle action. 7. Quels effets en sont provenus.

8. Quelle conformité ou différence on a, avec

9. Quel profit on doit en tirer.

Et afin que l'on comprenne mieux cette doctrine, de laquelle dépend beaucoup l'avancement ou le retardement en l'Oraison, nous en mettons ici un exemple. Nous avertissons cependant que si la chose qu'on veut méditer n'a aucun rapport avec quelqu'un de ces points, on le doit omettre pour passer à un autre; et que si un seul était suffisant pour servir d'entretien, il faut s'y arrêter, autant et aussi longtemps, qu'on y trouvera du goût.

[...Exemple de dilatation sur un sujet sensible...]

COMMENT ON PEUT SE DILATER DANS LA MÉDITATION DES SUJETS SPIRITUELS

Mais si la méditation se fait sur un sujet spirituel, par exemple, sur quelqu'un des bienfaits de Dieu, ou sur quelque vertu, il faut considérer

a) L'essence ou la nature de la chose; c'est-à-dire ce qu'elle est en soi.

b) Les noms qu'on lui donne, s'ils ont quelque chose de remarquable.

c) Les causes qui la produisent.

d) Ses propriétés et ses effets.

e) La fin où elle tend.

On peut ensuite considérer plus en particulier

f) Quel exemple nous avons de cette chose, dans la vie de Notre-Seigneur, ou quelle instruction en ses divines paroles.

g) Quelle estime on en a fait jusqu'alors.

h) Quel sentiment on doit en avoir à l'avenir.

i) Les moyens d'en tirer le profit qu'on désire.

[...en voici un exemple...]

[...]

Il leur sera aussi fort utile de se présenter devant Notre­ Seigneur, quelquefois comme des criminels devant leur juge, duquel ils attendent leur condamnation ou leur absolution, dans laquelle disposition ils parleront à sa Majesté avec grande crainte, humilité et révérence. Une autre fois, ils s'y présenteront comme des malades devant un charitable médecin, lui découvrant leurs plaies et leurs maladies D'autres fois, comme de pauvres mendiants devant un seigneur riche et plein de compassion. D'autres fois encore, comme des disciples devant leur Maître auquel ils demandent lumière et instruction. Tantôt, comme des enfants bien-aimés, ils parleront à leur Père céleste, avec un amour filial plein de respect et de confiance. Tantôt enfin, comme avec le plus sincère, et le meilleur ami qu'ils aient au monde, lui découvrant leurs doutes, pour avoir son conseil; leurs bons désirs, pour obtenir son assistance; et tous leurs besoins, pour en recevoir le soulage­ment, suivant les dispositions intérieures dans lesquelles chacun se trouvera. Car nous supposons toujours, dans les préceptes que nous donnons ici, que le Saint-Esprit est le principal Maître de ce divin exercice : et toutes nos industries ne doivent tendre qu'à lever les obstacles qui l'empêcheraient de produire en nous les touches et les sentiments qu'il désire nous communiquer.

CHAPITRE VII. DE LA MÉTHODE QU'IL FAUT TENIR DANS LA MÉDITATION, DE QUELQUES MATIÈRES EN PARTICULIER

Trois états différents de ceux qui s'adonnent à l'Oraison.

Bien qu'on puisse méditer sur toutes choses, n'y ayant créature au monde dont la considération ne nous puisse faire monter à la connaissance de Dieu, qui a imprimé en chacune quelque vestige de ses ineffables perfections; il y a néanmoins certains sujets dont la méditation doit être plus fréquente et plus ordinaire; d'autant qu'elle est plus utile et profitable; on les réduit communément à trois classes, pour servir aux trois états de perfection qui sont des commençants, des profitants et des parfaits.

Matière de méditation propre aux commençants.

Aux commençants on assigne l'horreur du vice, les mauvais effets du péché, les quatre fins dernières, à savoir : la mort, le jugement, l'enfer et le paradis, la connaissance de soi-même, et autres matières propres à la vie purgative, et qui peuvent produire en leur âme la haine d'eux-mêmes, la crainte de Dieu, le mépris du monde et une véritable componction.

Matière de méditation propre aux profitants.

On assigne aux profitants : les vertus, tous les mystères de la vie, mort et passion de Notre-Seigneur, la sainte Eucharistie, les exemples des Saints, les vceux, les règles et les pratiques de la religion, les Évangiles, les psaumes et autres livres de la sainte Écriture; et semblables matières, propres à éclairer leur esprit de célestes lumières et à orner leurs âmes de la beauté des vertus après l'avoir purgée des immondices de leurs péchés, dans l'état précédent.

Pour les parfaits.

On assigne aux parfaits pour matière d'Oraison : les bienfaits de Dieu, généraux et particuliers, les attributs divins et autres sujets, qui leur fournissent de très pressants motifs pour allumer et entretenir continuellement dans leurs caeurs un très intime et très pur amour envers la divine Majesté.

Toutefois, ces matières ne sont point tellement propres à un état, qu'elles ne puissent servir à un autre, en certaines occasions, et selon certaines dispositions. Car il arrive assez souvent que les Novices se trouvent grandement touchés de Dieu, peuvent se servir très utilement des matières propres aux plus avancés et aux parfaits. Et d'ailleurs, il est nécessaire en plusieurs rencontres que les parfaits descendent aux considérations propres aux commençants; d'autant que, pour parfaits qu'ils soient, ils ne laissent pas d'avoir encore des combats dans la partie inférieure, et beaucoup de choses à purger et à régler dans la partie supérieure. Pour ce sujet, il est nécessaire que les Novices prennent ordre du Père Maître pour le choix des matières de leur méditation. Cependant, nous spéci­fierons ici plus en détail qu'au chapitre précédent, les points principaux, sur la considération desquels on doit plus s'arrêter, et nous suivrons l'ordre des trois classes susdites.

DES MATIÈRES DE MÉDITATION PROPRES AUX COMMENÇANTS, ET EN PREMIER LIEU CONSIDÉRATIONS SUR LE PÉCHÉ

[...]

CONSIDÉRATIONS TOUCHANT LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME

On pourra considérer ce qu'on est : premièrement, dans l'état de la nature, et puis dans l'état de la grâce.

1. Dans l'état de la nature,

nous ne sommes rien de nous­-mêmes, puisque c'est de Dieu que nous avons reçu l'être, ayant été un temps infini dans le non-être.

2. L'être que nous avons est si faible, que si Dieu, qui nous l'a donné, ne le soutenait continuellement par le bienfait de la conser­vation, nous retomberions incontinent dans notre premier néant.

3. Nous sommes même si faibles pour agir, que si Dieu ne nous prêtait son concours général à chacune de nos actions, nous ne pourrions pas seulement remuer la main.

4. Quant à l'âme, nous sommes remplis d'ignorance, combattus par nos passions, souvent vaincus par nos vices.

5. Quant au corps, il est vraiment un vaisseau plein d'immon­dices, et il sera un jour la pâture des vers.

Dans l'être de la grâce, on peut pareillement considérer

1. Que si nous la possédons, c'est par la pure miséricorde de Dieu qui ne nous la devait point, et qui, en effet, ne l'a pas donnée à plusieurs rois monarques et autres grands personnages, qui sembleraient la mériter mieux que nous.

2. Nous ne pouvons nous conserver en bon état, sinon par un continuel secours de Dieu qui nous y a nus.

3. Nous ne pouvons faire la moindre action de vertu, sans une Spéciale assistance de ses saintes aspirations et saintes émotions.

4. Ensuite on réfléchira combien on est même infidèle à corres­pondre à ses grâces, et à combien d'imperfections on est sujet, faisant une espèce de confession à Dieu.

Enfin de toutes ces considérations, on tirera une basse estime de soi-même, on se confondra d'avoir eu quelque présomption, et on prendra la résolution de ne s'attribuer jamais rien par vaine gloire, mais de rapporter tout ce qui paraît de bon en nous, à la gloire de Dieu, lequel en est l'auteur.

CONSIDÉRATION SUR LA MORT

1. On considérera ce que c'est que la mort, c'est-à-dire une séparation de l'âme d'avec le corps, laquelle se fera infailliblement et nécessairement quelque jour.

2. L'incertitude de son heure et de la façon dont elle nous attaquera : si ce sera subitement ou avec précision.

3. Les douleurs, les affres et les horreurs qui la précèdent.

4. Les tentations, les regrets de n'avoir pas assez bien vécu; la crainte des jugements de Dieu qui l'accompagne.

5. Enfin le bonheur ou le malheur éternel qui la suit; lequel, étant incertain, jette presque l'âme au désespoir.

6. On réfléchira ensuite sur la négligence de la vie passée, on se résoudra à se corriger et à vivre en sorte qu'on soit toujours prêt à mourir.

Un ou deux de ces points peuvent servir de sujet à une médi­tation tout entière.

CONSIDÉRATION SUR LE JUGEMENT UNIVERSEL

[...]

CONSIDÉRATION SUR L'ENFER

1. On se représentera ce lieu effroyable, plein de flammes qui brûlent d'une épouvantable activité, sans toutefois consumer le corps des damnés.

2. Les autres peines sensibles; car tous les sens y auront leur tourment particulier; outre le ver de la conscience, qui sera un regret éternel d'avoir perdu le ciel, et un remords continuel d'avoir commis le péché.

3. Plus en détail, les yeux y seront effrayés par la vision horrible des diables[17]. Les oreilles y entendront un tintamarre et une con­fusion de sons épouvantables, avec les blasphèmes, les cris, les hurlements, etc. L'odorat ressentira des puanteurs intolérables; la bouche y sera abreuvée de fiel et de tous les poisons intolérables, et le toucher sera tourmenté d'une façon étrange, tout le corps étant plongé dans les flammes.

4. L'éternité de ces peines : « Ubi vermis eorum non moritur, et ignis eorum non extinguitur (Marc. IX, 43), dit Notre-Seigneur ». « Et fumus ejus ascendit in saecula saeculorum », ajoute l'Évan­géliste saint Jean (Apoc. XIX, 3).

5. Ensuite, on fera les réflexions et on prendra les résolutions nécessaires et à propos, pour tirer parti de ces considérations.

CONSIDÉRATIONS SUR LE PARADIS

On se le représentera d'une façon toute opposée à ce que nous venons de dire de l'enfer.

1. Le lieu est plein d'une lumière qui ne s'absente et ne s'éclipse jamais. Il est plus pur que l'or, plus transparent que le cristal, là règne une bienheureuse immortalité.

2. L'âme y sera enivrée d'une félicité incompréhensible, son entendement ayant la claire vision de Dieu, et sa volonté en ayant la jouissance, accompagnée d'un amour le plus suave et le plus pénétrant que personne eût jamais ressenti.

3. Le corps y sera plein de gloire, et lumineux comme un soleil, avec les quatre dons d'impassibilité, de subtilité, d'agilité, et de clarté.

[...]

CHAPITRE VIII. DES AUTRES MATIÈRES DE MÉDITATION PROPRES AUX PLUS AVANCÉS

Nous avons dit que les plus avancés peuvent et doivent ordinai­rement méditer sur les vertus, sur la vie, sur les miracles et sur la Passion de Notre-Seigneur; sur le Très Saint Sacrement, sur la vie de Notre-Dame, sur les exemples des saints, sur les vceux et les règles de la religion, sur les passages de la sainte Écriture et sur semblables matières propres à illuminer de plus en plus leur esprit dans les voies du ciel.

CONSIDÉRATIONS SUR LA VERTU EN GÉNÉRAL

[...]

CONSIDÉRATION SUR UNE VERTU EN PARTICULIER

La mansuétude en sera le sujet et servira d'exemple à toutes les autres. On considérera donc:

1. Sa nature : C'est une certaine tranquille et paisible égalité d'esprit, laquelle ne se trouble point pour les injures ou offenses qu'elle reçoit. C'est un ceeur sans amertume, lequel, au milieu des affronts, est comme l'homme qui n'entend point et qui n'a aucune répartie à la bouche. « Sicut homo non audiens, et non habens in oro suo redargutiones » (Ps. XXXVII, 15).

2. Sa cause effective : C'est une basse estime de soi-même, car quiconque est vraiment humble est pareillement débonnaire.

3. Ses propriétés sont : d'émousser la trop grande hardiesse qui est sujette à offenser les autres; de n'avoir jamais que des pensées de paix; de rendre le bien pour le mal, etc.

4. Ses effets sont : de nous rendre toujours tranquilles, joyeux et disposés pour parler à Dieu; nous rendre aimables, même envers tous les hommes, etc.

5. Sa fin est de nous acquérir la possession de la terre des vivants selon la parole de Notre-Seigneur qui dit : Beati mites, quoniam ipsi possidebunt terram (Matth. V, 4)­

6. Si on la compare à la colère qui est le vice contraire, elle paraît autant agréable, aimable et charmante, que ce vice est farouche et horrible.

7. Elle a paru éminemment en Notre-Seigneur, lequel est comparé à un agneau par le prophète Isaïe : « Sicut ovis ad occi­sionem ducetur, et quasi agnus coram tondente se obmutescet, et non aperiet os suum » (Is. LIII, 7). Et l'apôtre saint Pierre dit encore « que quand on le maudissait, il ne maudissait pas, et quand on le tourmentait, il ne s'en impatientait aucunement »

8. Enfin, on fera réflexion sur sa vie, pour voir combien l'on est éloigné de posséder parfaitement cette vertu. On considérera en quelles occasions on la pourra mieux pratiquer, et puis on en prendra les résolutions.

CONSIDÉRATIONS SUR LES ACTIONS, PAROLES ET SOUFFRANCES DE NOTRE-SEIGNEUR

La vie de Notre-Seigneur se réduit à trois chefs, savoir : à ce qu'Il a dit, à ce qu'Il a fait, à ce qu'Il a enduré. « Multa dixit, mira fecit, dura tulit », dit saint Bernard. Ces trois considérations peuvent former trois points d'une méditation, mais comme elles sont trop générales, il vaut mieux prendre à part chacune de ses paroles, de ses actions, de ses souffrances, pour les méditer; commençant depuis le mystère de son Incarnation, et poursuivant jusqu'à sa glorieuse Ascension sa vie pauvre, humble et pénible, ses actions héroïques, le zèle qu'il a eu pour le salut de nos âmes, les guérisons miraculeuses des malades, ses admirables maximes, ses souffrances, ses contradictions, ses mépris, bref, sa mort ignominieuse; le tout renfermant une infinité de beaux enseignements, que chacun découvrira à proportion qu'il les considérera.

[...]

CONSIDÉRATIONS SUR LE TRÈS SAINT SACREMENT DE L'AUTEL [...]

MÉTHODE POUR MÉDITER LA VIE ET LES VERTUS DE NOTRE-DAME [...]

CONSIDÉRATIONS SUR LA VIE D'UN SAINT [...]

CONSIDÉRATIONS SUR LES VOEUX ET SUR LES RÈGLES DE LA RELIGION

La méthode de méditer sur les voeux est toute semblable à celle que l'on tient pour méditer sur les vertus, y ajoutant seulement les circonstances de l'étroite obligation que nous avons de les garder avec intégrité et perfection.

Mais sur les règles et saintes pratiques de la religion on doit considérer:

1. Qu'elles ne nous sont point ordonnées par les hommes, mais de la part de Dieu, Pro Christo legatione fungimur (II Cor. V, 20), duquel ils ont été vicaires en ce point : Notre-Seigneur ayant dit : « Qui vos audit, me audit » et « qui vos spernit, me spernit ». Et l'apôtre, ordonnant quelque chose aux premiers chrétiens, leur disait : « Proecipio non ego, sed Dominus. Je vous commande non par moi, mais par le Seigneur » (I Cor. VII, 10).

2. Qu'elles sont les moyens efficaces ordonnés de Dieu pour notre prédestination, hors desquels nous courons le risque de tomber en de lourdes fautes, et en danger de notre salut.

3. Qu'elles ont été estimées, honorées et pratiquées ponctuel­lement par plusieurs grands saints de notre ordre, qui se sont sanctifiés par leur moyen.

4. Que le dessein de Dieu, en nous les prescrivant, est pareil­lement que nous devenions saints.

5. Quel profit elles apportent à nos âmes, retranchant les occasions d'imperfection, et servant comme de barrière pour arrêter les saillies de la nature corrompue, et pour la retenir en son devoir.

6. On considérera enfin quelle estime on en a fait jusqu'alors, et si on a été fidèle à les pratiquer et puis on prendra la résolution de s'y attacher inviolablement.

CONSIDÉRATIONS SUR LES SENTENCES DE LA SAINTE ÉCRITURE [...]

CONSIDÉRATIONS SUR LES BIENFAITS DE DIEU

Si l'on médite sur les bienfaits de Dieu, on pourra les prendre, ou tous ensemble, ou les uns après les autres, ou bien une seule partie de chacun pour servir de matière à chaque méditation. Les uns sont communs à tous les hommes, comme la création, la conservation et la Rédemption. Les autres sont communs, non à tous, mais à plusieurs, comme la vocation à la foi, la justification. D'autres encore sont particuliers à peu de personnes : comme la vocation à la religion et le don d'une vraie pénitence et conversion. Certains enfin sont particuliers à chacun : comme d'être né de bons et vertueux parents, d'avoir un bon naturel, porté à la vertu, bien élevé et conduit dans le bas âge, d'avoir été délivré de quelques dangers du corps ou de l'âme, d'avoir reçu plusieurs bonnes inspirations du Saint-Esprit et senti quelque attendrissement de sa grâce; d'avoir été préservé des débauches et des vices ordinaires, ou bien d'en avoir été miséricordieusement retiré, et semblables effets de la divine bonté. [...]

CONSIDÉRATIONS SUR LES ATTRIBUTS DE DIEU

Sur les perfections et attributs de Dieu, par exemple sur sa puissance, sagesse, miséricorde, justice, sainteté, providence et semblables, on considérera

1. L'excellence infinie de cette perfection, en elle-même.

2. Les signes qu'il en fait paraître dans le monde parmi les créatures.

3. Les exemples que nous en avons dans la sainte Écriture.

4. En quoi nous pouvons nous y conformer.

5. Combien on y a manqué par le passé et ce qu'on doit faire à l'avenir.

Voilà tout ce que nous avions à dire touchant la méditation, qui est la seconde partie de l'Oraison. Nous allons entrer dans la troisième, qui est l'affection; nous réservant ci-après de résoudre et d'éclaircir les doutes et les difficultés qui pourraient naître sur ce que nous avons dit jusqu'à présent.

CHAPITRE IX. DE L'AFFECTION

Nous avons dit ci-dessus que tout le fruit de l'Oraison consiste dans l'affection, et qu'elle est le but auquel doit tendre la méditation. Car il sert bien peu d'avoir de belles connaissances de Dieu et des choses spirituelles, si en même temps notre coeur n'est enflammé de leur amour. Et de même qu'il serait inutile à un pauvre homme de voir un grand trésor sans le posséder, ou bien à un famélique de voir une table bien servie sans manger des viandes qui sont dessus; de même, il n'y aurait pas grand avantage de voir des yeux de l'entendement les vérités spirituelles si nous n'en con­cevions un goût intérieur, et si nous ne nous y unissions par désir et par affection. Or, bien que celui qui désire un trésor matériel qu'il voit des yeux corporels, n'en soit pas le maître pour cela, l'affection, néanmoins, que nous avons pour les choses spirituelles, nous les approprie tellement, nous les rend si personnelles, que nous en retirons toutes les utilités que nous voulons. Nonobstant cela, il arrive à plusieurs esprits curieux de ne mettre jamais fin à leurs méditations, ne donnant que fort peu, ou point de temps, à la volonté pour produire ses affections, et sortant de l'Oraison aussi secs et aussi froids qu'ils y sont entrés; parce que leurs méditations, qu'on appellerait mieux spéculations, sont des lumières sans chaleur, et toutes leurs considérations sont comme le soleil d'hiver qui illumine et ne chauffe point. D'où vient aussi que la terre de leur coeur ne produit aucun bon fruit, et ils ne remportent de tous les exercices spirituels qu'ils pratiquent autre chose que la curiosité, l'orgueil et la vanité.

Nous ne devons pas rechercher (Imitation du Christ - Thomas a Kempis) en quoi consiste la vertu précisément pour le savoir, mais pour l'aimer, la pratiquer et devenir vertueux en effet. Nous devons considérer pour connaître, mais nous ne devons connaître que pour aimer; nous formant sur ce que ressentait le psalmiste en soi-même : (Ps. 38, 4). “Mon coeur s'est enflammé au-dedans de moi, et le feu s'est allumé dans ma méditation.”

Sitôt donc que nos frères sentiront que leur volonté commence à prendre feu, soit par une touche intérieure de Dieu, sans avoir beaucoup considéré, soit par le moyen des considérations que l'enten­dement lui aura présentées, ils cesseront de discourir, afin de lui donner le temps de produire les saintes affections qu'elle a conçues. Et afin de leur en donner la méthode, nous dirons premièrement:

CE QUE C'EST QUE L'AFFECTION ET COMMENT ELLE NAÎT DANS LE COEUR

L'affection dont nous parlons est une certaine émotion du coeur, ou une sainte ardeur qui naît en notre âme, ou par la seule touche et secrète impression de la grâce du Saint-Esprit, ou par la considération de l'entendement.

Car elle naît en deux façons. La première est par l'infusion de quelque lumière extraordinaire qui illumine en un moment l'esprit humain, d'une telle façon qu'il voit la chose plus clairement que s'il l'avait méditée trois heures de suite; ni plus ni moins, que quand le rayon de soleil entre dans une chambre par la fenêtre, il la rend de beaucoup plus claire que ne le feraient plusieurs chandelles allumées. Or cette lumière connaissance et clarté intérieure vient de Dieu immédiatement, lequel imprime en même temps à la volonté une forte mais très douce inclination de se conformer à la vérité reconnue.

Plusieurs expérimentent cette sorte d'émotion intérieure, avant même que de savoir ce que c'est que l'Oraison; comme il arrive assez souvent à certains jeunes gens encore séculiers, auxquels sa Majesté inspire le dessein de quitter le monde, leur faisant voir quelquefois dans leur retraite et quelquefois dans leurs communions, comme un clin d'eeil, toutes les misères et les périls où ils sont s'ils y demeurent.

L'autre façon est commune, ordinaire et en partie dépendante de l'industrie humaine, par laquelle l'âme s'étant appliquée à considérer attentivement quelque sujet, ayant découvert la vérité, elle s'y attache, l'aime, la désire, se résout de l'embrasser et se propose les moyens d'en venir à bout. Ce qui se fait d'une manière si naturelle et si suave, que sans aucune réflexion sur les préceptes que nous donnons ici, ni sur aucune industrie; sitôt que l'âme aperçoit quelque chose d'aimable, elle se porte d'elle-même à l'aimer; ou si c'est quelque chose digne de haine, elle commence à l'abhorrer. Si bien que l'application de notre esprit à méditer est véritablement pleine d'industrie, et accompagnée de notre propre travail, mais la vérité étant connue par la Méditation, c'est sans industrie et sans travail que notre coeur y prend affection; ni plus ni moins qu'il n'est besoin d'aucun artifice, pour nous porter à désirer quelque dévote image ou autre belle chose que nous avons vue de l'oeil corporel, ou bien à avoir en horreur une chose hideuse qui s'est présentée devant nos yeux; il suffit de les voir pour avoir de l'affection à la première et de l'horreur pour la seconde.

DE LA DIFFÉRENCE QUI SE TROUVE ENTRE LES AFFECTIONS

Il y a cette différence entre les affections que les unes s'attachent à ce qui est bon, saint et vertueux pour le chérir, et les autres regardent ce qui est mauvais et vicieux pour l'avoir en aversion.

Quelques-unes de ces affections sont pleines d'ardeur, les autres remplissent le coeur de suavité. Quelques-unes sont promptes et pénétrantes, les autres sont plus lentes et plus douces, mais efficaces. Quelques-unes, enfin, sont purement spirituelles, ne se faisant goûter que de la volonté. D'autres sont tout ensemble et spirituelles et sensibles : et c'est quand les passions de la partie sensitive se joignent aux sentiments de la volonté. Ce qui se fait de deux manières. Premièrement, si l'objet est sensible ou imagi­naire, l'appétit sensitif (qui répond à l'imagination dans la partie inférieure, comme la volonté correspond à l'entendement dans la supérieure) sera le premier ému, et par cette émotion, contribuera beaucoup à rendre ensuite les affections de la volonté plus ardentes.

La seconde façon, c'est lorsque le sujet de la Méditation étant purement spirituel, l'imagination n'agit que fort peu; car alors la volonté ressent la première ces saintes émotions; mais elles sont quelquefois si grandes, que l'âme qui en regorge dans la partie supérieure, en communique par redondance quelque chose à l'inférieure. Et bien que tous les actes intérieurs tirent princi­palement leur perfection et leur mérite de la volonté, n'étant pas moins agréables à Dieu pour être point sans l'attrait de la sensibilité, voire même avec répugnance de la partie inférieure toutefois c'est une grâce que Dieu fait aux Novices, quand Il leur donne quelques goûts sensibles, qui leur rendent l'Oraison pleine de facilité et de douceur. D'autant que ce plaisir intérieur fortifie grandement les résolutions qu'ils prennent, alors; Il rend leurs actes beaucoup plus fervents et volontaires, et leur sert d'un appât très fort et très puissant pour s'adonner entièrement à ce divin exercice.

Les affections que nous concevons dans la considération du bien sont : l'amour, le désir, la joie, l'espérance, l'admiration, la louange de Dieu et autres semblables. Celles que nous concevons dans la considération du mal sont : de haine, d'horreur et de crainte qu'il n'arrive, de tristesse s'il est arrivé et semblables. Mais comme il y a une grande différence, en particulier entre les sujets qui fournissent matière de Méditation à l'entendement, il y a pareillement une grande différence, en particulier entre les affections qu'on peut produire sur chacun en détail. Et comme nous avons ci-devant réduit les matières les plus ordinaires de Méditation à certains chefs ou considérations, conformément aux trois états de Commençants ou de Novices, de Profitants et de Parfaits, ainsi nous parlerons, ci-après, des affections qui naissent ordinairement de la considération de mêmes matières; quoique nous puissions dire généralement qu'entre les affections, on doit faire plus d'estime et s'arrêter davantage à celles qui tendent à la pratique de ce qu'on a médité, que non pas aux autres, qui sont à demi spéculatives, et dont il arrive peu de fruit, comme seraient les admirations, exclamations et autres semblables.

DE L'ORDRE QU'ON PEUT GARDER EN PRODUISANT LES AFFECTIONS

Quant à l'ordre qu'il faut garder, c'est de suivre le trait de la grâce du Saint-Esprit, lorsqu'on le sent, sans avoir égard à aucun état. Mais quand Dieu nous laisse à notre propre industrie, il est nécessaire de suivre l'ordre qu'Il tient lui-même, dans la conversion des âmes et dans leur conduite à leur perfection.

Or cet ordre est : que les voulant tirer de l'abîme du péché, il les impressionne d'abord fortement, les étonne, leur imprimant un vive appréhension de ses jugements, leur faisant voir leur misérable état, avec la rigueur et la sévérité de sa justice; d'où naissent les désirs véritables de se convertir.

Affections propres aux Commençants

Ensuite, dissipant peu à peu les épaisses ténèbres de leur esprit, il leur découvre distinctement leur extrême ingratitude et malice, sa patience amoureuse à les supporter dans leurs péchés, et à les attendre à la pénitence; d'où provient la douleur d'une très cuisante contrition. Et ceci appartient à l'état des Commençants.

Affections propres aux Profitants

De là, Notre-Seigneur les fait ordinairement réfléchir sur ce qu'Il a fait pour leur amour; principalement sur les mystères de sa vie, mort et passion, leur inspirant des sentiments de grande tendresse envers Lui, ce qui les oblige de chercher en tout et par tous les moyens à Lui plaire, et de Lui donner un entier conten­tement de tout eux-mêmes, en imitant ses admirables vertus. Et ceci appartient à l'état des Profitants.

Affections propres à l'état des Parfaits

Enfin, après que ces âmes ont déjà acquis de bonnes habitudes de vertu, sa Majesté a coutume de les élever plus haut, et de les tirer au secret de leur coeur, pour leur faire goûter quelque chose de ses inestimables douceurs. Il leur découvre pour ce sujet quelque petit rayon de ses divines beautés et perfections; dont elles demeurent tellement embrasées d'amour, qu'il leur semble se devoir fondre et liquéfier, pour s'incorporer et ne devenir qu'une même chose avec un Dieu si aimable. Et ceci appartient à l'état des Parfaits.

Les Novices donc et Commençants doivent plus cultiver, entretenir et fomenter les affections de la vie purgative que les autres, quoique ces derniers soient plus éminents. C'est-à-dire que leurs affections plus communes doivent être : 1° de contrition et détestation du péché, 2° de la crainte d'une mauvaise mort, 3° de l'appréhension des jugements de Dieu, 4° d'un désir de faire pénitence de leur vie passée, 5° du mépris du monde, 6° de la résolution de se donner tout à Dieu, pour combattre les vices, résister aux tentations, mortifier les sens extérieurs et semblables.

Les Profitants doivent plus s'arrêter aux affections qui les portent : 1° à une tendre dévotion envers la sacrée humanité de Notre-Seigneur, 2° à son imitation parfaite, ou à celle de la glorieuse Vierge et des Saints, 3° à la fuite du péché véniel et des plus légères imperfections, 4° à l'abnégation parfaite de tout eux-mêmes, pour se mortifier dans les plus subtiles recherches de l'amour-propre, 5° à la pratique exacte et solide des vertus, et autres, qui appartiennent à la vie illuminative.

On ne donne aucune règle en ceci aux Parfaits, parce qu'ils la reçoivent de Dieu même, étant mus intérieurement par le Saint-Esprit dans leurs exercices spirituels[18] ; et leurs affections très intimes sont ou d'une totale perte ou résignation de tout eux-mêmes entre les mains de Dieu; ou d'adhésion simple et nue à sa Majesté; ou de transformation, d'uniformité, déiformité, et semblables; auxquelles l'art et l'industrie humaine ne peuvent parvenir, bien qu'ils y puissent disposer, d'autant qu'on parvient à cet éminent degré d'Oraison par la pratique des plus bas, desquels nous parlons ici.

Il ne faut pas néanmoins croire que ces affections ordinaires à chacun de ces trois états leur soient tellement propres, que ceux d'une autre voie ne les puissent ou doivent jamais ressentir, parce qu'il arrive assez souvent que Dieu porte les âmes plus parfaites à des sentiments de sa crainte; et celles qui ne font qu'entrer à son service se trouvent bien souvent si embrasées d'amour envers sa Majesté, qu'il leur semble qu'elles ne tiennent plus à rien et qu'elles Lui soient totalement unies. Mais ces affections sont passagères, et après les avoir reçues et s'y être laissé aller pour l'heure (comme nous dirons ci-après) afin de suivre le mouvement et la touche du Saint-Esprit, il faut que chacun retourne ensuite à sa voie ordinaire, pour agir conformément à son état.

COMMENT ON PEUT ENTRETENIR LES AFFECTIONS

Industries pour entretenir et dilater les affections :

Reste enfin à dire que, pour entretenir et fomenter ces affections, on peut se servir de quelques industries, semblables à celles que nous avons données ci-dessus pour dilater la Méditation; à savoir : par conver­sation et apostrophes, s'adressant tantôt à Dieu, tantôt à la glorieuse Vierge, à nos Anges Gardiens ou à quelque Saint, quelque­fois même aux créatures; mais surtout faisant de fréquentes réflexions sur nous-mêmes, pour nous reprendre de nos lâchetés et négligences, pour exciter, encourager et conjurer nos âmes, par plusieurs motifs, de se résoudre fortement à la pratique de ce que nous avons connu.

En quel temps on doit produire les affections :

Et pour le temps de les produire : les uns font suivre les affections incontinent après chaque considération; les autres attendent à la fin de toutes les considérations. D'autres encore joignent et font marcher d'un pas égal, l'affection avec la considération. Chacun peut choisir de ces trois méthodes, celle qui lui semblera la plus fructueuse. Car les uns se trouvent mieux de tirer leurs affections immédia­tement après la considération, et en effet, il semble que cela est plus naturel et plus propre aux Commençants. D'autres font un amas et un ensemble de toutes leurs raisons et considérations, afin de presser plus fortement et de convaincre plus efficacement la volonté de se résoudre à ce qu'ils prétendent. Les autres, enfin, expérimentent un plus grand fruit d'unir l'entendement avec la volonté, et de rendre les considérations tout affectives; et cette manière est plus propre à ceux qui ont déjà fait quelque progrès dans l'Oraison, ou bien à ceux qui se sentent beaucoup touchés de Dieu. Nous mettrons, ci-dessous, des formulaires en ces trois différentes manières, pour servir de modèle et d'exemple. 

CHAPITRE X. DE QUELQUES AFFECTIONS GÉNÉRALES A TOUTES SORTES D'ORAISON ET PREMIÈREMENT DE L'ACTION DE GRACES

Parmi le grand nombre d'affections que la volonté peut con­cevoir dans l'Oraison, il y en a quatre qu'on appelle générales et universelles; d'autant qu'elles se peuvent produire en toutes les Oraisons, de quelque matière qu'elles soient. Ce sont : 1° l'action de grâces ou remerciement,  2° les bons propos ou résolutions, 3° l'offrande, 4° les demandes, desquelles nous allons traiter en particulier.

Définition de l'action de grâces proprement dite

L'action de grâces se prend en deux façons : l'une fort propre et dans une signification fort étroite, pour un mouvement du coeur, par lequel nous remercions Dieu de quelque bien qu'Il nous a fait. L'autre acception est un peu plus large, et s'emploie pour toutes sortes de louanges que l'on rend à Dieu : comme lorsque nous chantons ces mots à la sainte messe : Gracias agimus tibi, propter magnam gloriam tuam. Action de grâces, souvent prise pour la louange. Nous vous rendons grâces, Seigneur, c'est-à-dire nous Vous bénissons, nous Vous louons, à cause de votre grande gloire et de vos infinies perfections. Et comme dit encore un jour Notre-Seigneur : « (Matth. XI, 25). Mon Père, je Vous remercie, c'est-à-dire je Vous loue et Vous bénis, de ce que Vous avez caché ces excellentes vérités aux sages du monde, et les avez fait connaître aux humbles et aux simples. »

Comment se fait l'action de grâces à Dieu, en toute oraison

Or cette affection a lieu en toutes sortes d'Oraisons, et de matières, ou l'une ou l'autre signification; soit qu'on la prenne pour un remerciement, ou pour un acte de louange qu'on donne à Dieu. Car nous pouvons remercier la divine Majesté, non seulement de ses bienfaits, lorsque nous méditons, mais encore de la grâce qu'elle nous fait actuellement en toutes nos oraisons : de nous donner accès auprès d'elle, et de nous commu­niquer ses divines lumières, disant par exemple

Formulaire d'action de grâces

Je Vous remercie, Seigneur, de la bonté ineffable que Vous avez à mon endroit, car méritant d'être rebuté de devant votre divine Face pour mes infinies négligences et lâchetés journalières à votre service, Vous souffrez néanmoins que je me présente devant Vous. Et non seulement cela, mais ajoutant grâce sur grâce, bienfait sur bienfait, Vous m'avez fait connaître par votre céleste lumière, telle ou telle vérité, et Vous m'en donnez maintenant le sentiment intérieur, dont je Vous remercie de toutes les affections de mon coeur. Ce qu'on pourra dilater plus ou moins amplement, selon la dévotion qu'on aura.

Comment Dieu agrée les actions de grâces

Cette sorte d'affection est du nombre de celles que Dieu agrée davantage de la part des hommes; il n'y a pas de moment où Dieu nous fasse faire l'expérience de sa bonté à notre endroit, soit en nous préservant de choir dans les imperfections et dans le péché, soit en nous donnant plusieurs saintes inspirations et bonnes lumières qui nous portent à la vertu; Il est aussi très jaloux d'en avoir de la reconnaissance et celui-là mérite d'être privé de toutes ces faveurs, lequel en est ingrat et ne Lui en fait aucun remerciement.

Excellente pratique

Il y en a qui emploient chaque jour un temps notable de l'Oraison, les uns au commencement, les autres à la fin, à rendre grâces à Sa Majesté des bienfaits particuliers qu'ils ont reçus ce jour-là [...]

D'autres aiment mieux faire ces actes dans la direction générale du matin, ou dans l'examen du soir. Il est libre à chacun de le faire, selon qu'il se sentira poussé intérieurement; pourvu qu'il retienne bien que, comme on ne doit jamais rien entreprendre sans demander auparavant à Dieu la grâce de bien s'en acquitter, de même, après l'accomplissement de la chose, il ne faut jamais manquer de Lui en rendre grâces.

PRATIQUE DE L'ACTION DE GRACES [...]      

CHAPITRE XI. DES RÉSOLUTIONS ET BONS PROPOS [...]

CHAPITRE XII. DES OFFRANDES

Nous dirons en premier lieu ce que c'est que l'affection d'offrande, quand il faut la produire, et de quoi nous la pouvons faire. Secondement nous en enseignerons la pratique.

Définition.

L'offrande est une certaine affection du coeur, par laquelle nous sommes portés de donner à Dieu quelque chose qui est en notre pouvoir, ou généralement de Lui présenter ce que nous savons bien qu'Il a pour agréable.

 

L'offrande est eucharistique, ou expiatoire, ou impétratoire.

Lorsque nous offrons quelque chose à Dieu, nous pouvons y être portés par trois motifs. Le premier est l'action de grâces, ou la reconnaissance de quelque bienfait. Le second, un désir de satisfaire à sa Majesté pour nos fautes passées. Le troisième, de demander quelque nouvelle grâce pour l'avenir. Car ces trois considérations peuvent exciter en nous cette sorte d'affection.

Offrande en reconnaissance comme fruit de l'action de grâces.

Pour le premier, il est évident que l'âme, qui a découvert par sa Méditation qu'elle est grandement obligée à Dieu pour quelque bien, grâce ou faveur qu'elle reçut de Lui, doit Lui en rendre une humble reconnaissance comme nous l'avons déjà dit; mais si elle le sent très vivement, elle passe outre, et ne peut se retenir de rendre réciproquement, selon son petit pouvoir, la bienveillance et l'amour à son bienfaiteur, en Lui faisant l'offrande de tout ce qu'elle est, de tout ce qu'elle peut.

Offrande pour expiation.

Pour le second, lorsqu'elle réfléchit sur ses négligences passées, à vivre pratiquement selon les vérités qu'elle vient de connaître, elle rougit de honte devant Dieu, et afin de L'apaiser et Lui faire quelque satisfaction, elle s'offre à sa Majesté pour réparer à l'avenir les fautes du passé.

Offrande à dessein de demander quelque chose.

Pour la troisième, qui est l'espérance ou le désir d'obtenir de Lui quelque nouvelle grâce, ou faveur; nous sentons que nos coeurs se portent naturellement à faire des présents, et à vouloir obliger, selon notre possible, celui duquel nous avons besoin, et duquel nous attendons le secours favorable en notre nécessité. Car bien qu'il soit véritable que la nature, étant infiniment pauvre et indigente, ne peut rien donner à Dieu qui ne soit déjà à Lui, elle peut néanmoins, par des actes libres et volontaires, Lui confirmer la possession qu'Il a d'elle et de toute autre chose; elle peut Lui promettre et Lui présenter librement quelque action de pénitence ou de dévotion; elle peut enfin Lui représenter et Lui offrir de nouveau les mérites de Notre-Seigneur, de sa sainte Mère et de tous les saints; comme les prêtres offrent tous les jours de nouveau Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'hostie au Père éternel.

Quand il faut produire nos actes d'offrande.

Ainsi les offrandes peuvent se faire en trois endroits de l'Oraison. Premièrement, à la suite de l'action de grâces, quand elles naissent du premier de ces trois motifs; en second lieu, après les résolutions et bons propos, quand elles naissent du second; troisièmement, enfin, avec les demandes, quand nous les dirigeons aux fins d'implorer quelque grâce de sa divine Majesté.

Et pour lors, les demandes ont d'ordinaire un effet plus infail­lible; parce que la créature ne peut rien offrir à son Dieu que sa très grande bonté ne le Lui rende incontinent au centuple. Et bien qu'Il ne se laisse pas déterminer des présents que Lui fait sa créature, d'autant qu'Il ne prend point ailleurs qu'en Lui-même, raison de tout ce qu'Il fait; toutefois la créature est plus capable de recevoir ce qu'elle désire après ces offrandes, parce que leur propre effet est d'augmenter la confiance, laquelle est une des meilleures dispositions pour être exaucé, comme dit l'Apôtre saint Jacques : (Jac. I, 6). “Il faut qu'elle demande avec assurance, sans aucunement douter.”

Au reste, en cette affection, comme en toutes les autres, il ne faut point tant avoir égard aux préceptes, ni à l'ordre qu'elles semblent avoir avec les autres, qu'aux mouvements intérieurs de la dévotion. Si bien qu'on peut l'omettre ou la pratiquer, s'y entre­tenir peu ou beaucoup, selon qu'on se sentira touché du Saint-Esprit. Toutefois, les Commençants doivent s'astreindre, au moins pour un temps notable, à suivre l'ordre de ces affections plus générales, et en produire toujours quelques actes, afin de se rendre peu à peu cet exercice plus facile et plus familier.

Ce que nous pouvons offrir à Dieu.

Le sujet et la matière de ces offrandes sont grandement étendus; car nous pouvons offrir à Dieu nos corps, nos âmes, nos vies, nos actions, nos souffrances, nos bons désirs, nos résolutions, et de plus, tous les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de la glorieuse Vierge et de tous les saints; toutes les vertus et saintes actions qui se font par tous les gens de bien, dans tout l'univers; toutes les louanges que les Anges Lui donnent et Lui donneront éternellement dans le Paradis, et semblables ; d'autant qu'étant dans la Communion des Saints, nous pouvons, en quelque façon, prendre part à tout cela. Outre qu'il suffit, pour faire une offrande à Dieu, de Lui représenter ce que nous savons bien qu'Il ne peut regarder que d'un oeil de grande complaisance; comme sont toutes les choses que nous venons de dire.

PRATIQUE DES OFFRANDES

La manière d'y procéder se verra très bien par quelques exemples. Supposons donc qu'on ait médité sur quelques mystères de la Passion de Notre-Seigneur : par exemple sur sa flagellation, et qu'on veuille s'offrir alors en reconnaissance de l'amour qu'Il nous a témoigné, on dira:

Formulaire de l'offrande.

Ah! mon Seigneur, que Vous me témoignez d'amour, Vous exposant à une grêle si drue de coups de fouet! Car c'est pour me délivrer des châtiments rigoureux de votre divine justice, lesquels j'ai tant de fois mérités, que Vous souffrez un tourment si excessif et si douloureux. Ah! c'est moi, Seigneur, qui ai péché et qui ai mérité la punition. Me voici, je me rends entre vos mains et m'offre à Vous en qualité de victime, afin que Vous fassiez justice de mes iniquités; affligez-moi en toutes les manières qu'Il Vous plaira, car je suis à Vous pour jamais. Et plût à votre Majesté que je ne me fusse jamais retiré de votre obéissance. Je Vous offre mon corps pour être maté par la pénitence, et pour être à jamais un vif instrument des actions qui regardent votre gloire. Je Vous offre mon cœur, pour n'aimer plus que Vous; ma langue, pour ne parler plus que de Vous; toutes mes pensées, pour n'être plus que de Vous, etc.

[...]

Note : Mais nos Frères seront avertis que, nonobstant que cette espèce d'affection ne soit pas absolument requise en toutes sortes d'oraisons, toutefois il est très utile de n'en sortir jamais, sans avoir donné quelque chose à Dieu, même extérieurement ; ne fût-ce que de baiser une fois la terre, par sentiment d'adoration, étant de retour à la cellule ; ou de réciter un Pater noster les bras en croix et semblables choses que l'on croit petites, et dont le fruit est néanmoins très grand, parce qu'elles nous font souvenir de ce que nous avons promis à Dieu; et sa Majesté a coutume de récompenser cette pratique, par l'infusion de la grâce efficace et nécessaire pour l'accomplissement de nos bonnes résolutions.

CHAPITRE XIII. DES DEMANDES

Définition de la demande.

L'Oraison se termine ordinairement par les demandes, qui ne sont autre chose que la manifestation de nos besoins à Notre ­Seigneur, auquel nous demandons secours afin de nous en délivrer. Elles naissent de la considération que l'âme a faite de ses faiblesses, et de ses misères; et les ayant connues, elle conçoit le désir de s'en délivrer ; mais sachant qu'elle ne peut le faire que par l'aide de la grâce de Dieu, elle s'adresse humblement, confidemment et fidèle­ment à sa Majesté, pour la Lui demander. Si bien que l'acte de demande en renferme trois autres. Le premier est la considération de ce qui nous manque. Le second, un désir intérieur de l'obtenir. Et le troisième, une sortie affectueuse de la volonté, qui a recours à Dieu, Lui expliquant sa nécessité et son désir. Non pas pour l'instruire, parce qu'Il ne peut l'ignorer : « Scit enim Pater Noster, quia his omnibus indigetis » (Matth. VI, 32), disait Notre­ Seigneur, mais parce que notre désir croît, à mesure que nous multiplions nos requêtes, et le désir croissant mérite d'être plus tôt exaucé.

Condition que doit avoir la demande.

La demande, pour être bonne et digne d'être écoutée de Dieu, doit être accompagnée de quatre conditions; à savoir : Première­ment, d'un grand désir, secondement, d'une profonde humilité, troisièmement, d'une tendre et filiale confiance et en quatrième lieu, d'une constante persévérance.

Pour la première, si notre désir est flottant et irrésolu, il y a une grande apparence que Dieu ne nous exaucera pas. « Non oestimet homo fille, quod accipiat aliquid a Domino », dit le bien­heureux apôtre saint Jacques (I, 7). Parce que les dons de la grâce sont si précieux, que c'est bien la moindre chose que sa ihIajesté peut exiger de nous, qu'un désir véritable et sincère de les obtenir. C'est la raison pour laquelle Il nous les refuse assez souvent pour un temps, afin que le désir de les avoir croissants en nous, par le délai qu'Il en fait, nous soyons en état de les estimer comme ils le méritent, et d'en faire un meilleur usage. Partant, lorsqu'on se sent tiède et comme balançant entre les deux, il faut s'exciter par quelques considérations, afin de se résoudre fortement de travailler avec la grâce de Dieu, qu'on demande. Et si on le peut, on dira au moins avec David : (Ps. CXVIII, 20). “Seigneur, mon âme a souhaité de désirer vos justifications” ; c'est-à-dire d'accomplir en toutes choses votre sainte volonté. Quoiqu'elle ne paraisse pas véhémente, cette sorte de désir est sincère, aussi elle ne laisse pas d'être souvent exaucée.

La seconde condition est un sentiment véritable et ingénu de notre indignité. D'autant qu'il n'y a rien qui attire plus sur nous les grâces de Dieu qu'un coeur humble. Et tant plus une âme s'abîme dans le sentiment de ses misères et de ses péchés en sa divine présence, tant plus elle se dispose à être comblée des dons et des vertus du ciel, parce que le psalmiste a très bien dit « Un abîme attire sur soi un autre abîme » (Ps. 41, 8). L'abîme de l'humilité attire sur soi l'abîme des richesses et des miséricordes de Dieu.

La troisième condition nous a été enseignée par Notre-Seigneur même disant : (Marc. XI, 24). “Tout ce que vous demanderez en vos prières, croyez que vous le recevrez, et vous le verrez s'accomplir.” Cela servira beaucoup pour avoir cette confiance, de considérer que Dieu ne désire rien plus, que de nous enrichir de ses dons, et que sa libéralité surpasse de bien loin tous les souhaits que nous pouvons faire, comme dit saint Augustin. Que si nous ressentons si peu l'effet de cette libéralité, c'est que nous manquons de notre côté aux conditions requises pour bien demander.

La quatrième condition enfin, pareillement enseignée de la bouche de notre Divin Sauveur, est la persévérance. C'est-à-dire que nous ne devons jamais nous rebuter, pour n'avoir pas reçu l'effet de nos demandes, mais plutôt nous animer de plus en plus dans la croyance, qu'enfin sa Majesté nous donnera au double ce qu'elle a différé pour un temps de nous accorder. Ceci ne sera pas difficile à comprendre à ceux qui auront un grand désir d'obtenir ce qu'ils demandent, parce qu'un coeur grandement affectionné ne se lasse jamais de pourchasser ce qu'il aime; mais s'il est froid, il désiste incontinent et se rebute dès le premier refus. Un excellent auteur[19] veut que celui qui prie se comporte devant Dieu comme un petit chien devant son maître, qu'il voit assis à table; car ce pauvre petit animal se met dans toutes les postures qu'il peut, afin d'obtenir quelque petit morceau; et si on le lui refuse, il n'y revient pas moins le lendemain, et ne fait pas moins d'instances que le jour précédent. En un mot, Notre-Seigneur a dit « qu'il faut demander incessamment, sans jamais se désister, parce qu'enfin notre Roi souverain nous donnera ce que nous désirons ».

QUELLES CHOSES NOUS DEVONS DEMANDER EN L'ORAISON

Comme c'est de Dieu que procèdent toutes sortes de biens, soit temporels, soit spirituels, on peut aussi Lui demander les uns et les autres, avec cette différence que les biens temporels, comme seraient la prolongation de la vie, la santé, les forces, l'heureux succès de quelque affaire, et semblables, ne doivent être désirés ni demandés que sous condition, à savoir si telle est la volonté de Dieu, avec une entière résignation d'en être privé, si sa Providence le juge plus expédient pour nous. Il en faut dire autant des biens spirituels, qui ne nous rendent pas meilleurs ni plus agréables à Dieu, comme sont les larmes, les consolations intérieures, la douceur de la dévotion, un facile et profond recueillement intérieur, et semblables.

Mais il faut demander absolument, et sans aucune restriction, les biens spirituels nécessaires à notre salut, et à notre perfection; tels que sont le pardon de nos péchés, la victoire sur les tentations, l'extirpation des vices, la sainte haine de nous-mêmes, la morti­fication des sens et de nos passions, le bon règlement des puissances supérieures, de notre âme, l'exacte observance de nos règles et constitutions, les vertus nécessaires pour correspondre à notre sainte vocation, la pénitence, l'Oraison, l'obéissance, l'humilité, la douceur de ceeur, la force et un amour pur envers sa Majesté, une totale conformité à son bon plaisir, et semblables excellentes qualités, sans lesquelles nos âmes ne peuvent être parfaitement agréables à Dieu.

L'ordre des demandes. [...].

PRATIQUE DES ACTES DE DEMANDE [...] & FORMULAIRES [...]

CHAPITRE XIV. DE QUELQUES AFFECTIONS SPÉCIALES POUR CHAQUE MATIÈRE, ET PREMIÈREMENT DE CELLES QUI SONT PROPRES AUX COMMENÇANTS

Suivant la méthode que nous avons donnée pour la méditation de quelques matières en particulier, conformément aux trois états de commençant, de profitant et de parfait, il est à propos de faire voir ici quelles affections on en peut tirer en ces mêmes états ; afin que nos frères comprennent mieux par ces exemples et formu­laires comment ils doivent se comporter en toutes sortes d'autres sujets; d'autant que les matières des Novices ou Commençants sont différentes de celles des plus avancés, les affections propres à leur voie sont pareillement différentes, ainsi que nous l'avons dit.

Ces matières plus communes sont : 1°Le péché. 2° La connaissance de soi-même. 3° La mort. 4° Le jugement. 5° L'enfer. 6° Le paradis, et semblables.

Les affections les plus ordinaires qui proviennent de ces médi­tations sont : 1° de contrition, de détestation du mauvais état du péché ;  2° d'une sainte haine de soi-même; 3° de la crainte d'une mauvaise mort et du désir de si bien vivre, qu'on puisse bien mourir. 4° d'une appréhension des jugements de Dieu; 5° du désir de pâtir et de faire pénitence en ce monde; 6° de joie et de consolation dans la souffrance, et d'espérance d'être quelque jour bienheureux.

Rapport des affections de l'Oraison aux passions naturelles de l'âme.

Et grand nombre d'autres qui dérivent de celles-ci, comme de leurs sources; lesquelles s'émeuvent sur la considération des biens ou des maux spirituels, comme les passions de l'appétit sensitif sont excitées par la vue des objets sensibles, bons et mauvais, contraires ou favorables. Car, en considérant quelque bien, par exemple le bonheur éternel du paradis, nous sentons de l'amour, de la joie, du désir, de l'espérance et une sainte hardiesse pour nous résoudre à vaincre les difficultés qui voudraient nous en empêcher l'acquisition. En considérant quelque mal, par exemple les peines de l'enfer, nous sentons notre cceur concevoir de la haine, de l'abomination, de la tristesse et de la crainte pour un si grand malheur. Nous mettons ici quelques formules sur chacune des matières susdites, en particulier

1. SUR LE PÉCHÉ [...]

2. SUR LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME [...]

3. DANS LA REVUE QUE L'ON FAIT POUR CONNAITRE SON ÉTAT INTÉRIEUR OU LE PROGRÈS DANS LA VERTU.

Ayant considéré combien on est infidèle à suivre les bons mouvements et les lumières du Saint-Esprit, combien négligent à résister aux tentations de l'ennemi, combien lâche à vaincre les moindres difficultés ou contrariétés, et d'autres défauts, que l'on voudra reconnaître, on fera une espèce de confession générale devant Dieu accompagnée : 1° de honte et de confusion. 2° de contrition et d'humilité. 3°d'un désir sincère de s'affermir davantage dans la pratique des bonnes eeuvres et saints exercices. 4° des demandes de pardon pour le passé, et de la grâce nécessaire pour mieux faire à l'avenir.

Ce qu'on peut exprimer en la manière suivante:

Formule d'une accusation générale de soi-même

« O mon Dieu, qu'en est-il de moi, hélas! hélas! que je me vois misérable, je recule tous les jours au lieu d'avancer, j'ajoute imper­fection sur imperfection, défaut sur défaut, infidélité sur infidélité, et plus je vis, pire je suis.

Ma conscience me reproche et me fait voir clairement que toutes mes oeuvres sont défectueuses. [...]

Je suis confus, Seigneur, sur chacun de tous ces points; ne sachant que répondre ni que faire, sinon de Vous crier miséricorde. O mon très aimable et compatissant Rédempteur, ayez compassion de moi. Redoublez-moi vos grâces et par l'abondance de vos miséricordes, faites-moi courir plus fermement dans le sentier de la perfection. Faites, ô mon Seigneur, que je me corrige de tel et tel défaut, par lesquels je suis à toute heure supplanté! Donnez bénédiction aux désirs que Vous m'inspirez présentement, de me rendre plus attentif à moi-même, plus désireux de la mortification, plus patient dans l'humiliation, plus modeste en ma conversation, et plus exemplaire en toutes mes actions. Faites que je les entre­prenne toujours pour votre pur amour, que je m'y porte avec force et vigueur, que je les continue sans relâche, que je les accomplisse toujours à votre gloire, avec toute la satisfaction que Vous attendez et souhaitez de votre chétive créature ».

CHAPITRE XV. QUELLES AFFECTIONS ON PEUT TIRER DE LA MÉDITATION DES QUATRE FINS DERNIÈRES

1° Sur la Mort. [...]

2° Sur le Jugement dernier. [...]

3° Sur les peines de l'enfer

De même, après avoir considéré les peines de l'enfer, l'ardeur incroyable de ces flammes dévorantes, le ver de la conscience, la tristesse horrible d'avoir perdu le ciel, la vision effroyable des démons, et, sachant que tout cela est pour jamais ; l'âme se trouve ordinairement touchée, comme dans les précédentes méditations [...]

4° Sur le Paradis [...]

CHAPITRE XVI. DES AUTRES AFFECTIONS SPÉCIALES QUI PEUVENT SE TIRER DE LA MÉDITATION DE MATIÈRES PROPRES AUX PLUS AVANCÉS

Voici ces matières qui leur sont plus ordinaires

1. Les vertus en général et en particulier.

2. Les mystères de la vie, de la mort et de la passion de Notre-Seigneur.

3. Le très saint Sacrement de l'autel.

4. La vie et les vertus de Notre-Dame et des saints.

5. Les veeux pratiques et saintes observances de la religion.

6. Les passages de l'Écriture sainte, les sentences des Pères de l'Église, les versets des psaumes, etc.

7. Les bienfaits divins, tant généraux que particuliers.

8. Les attributs de Dieu.

9. Les créatures, en tant qu'elles nous font connaître la Divinité.

Desquelles matières, outre les quatre affections générales, dont nous avons ci-dessus parlé, peuvent naître quelques particulières; comme celles de compassion, d'amour, d'imitation et semblables, ainsi qu'on le verra dans les formules suivantes.

I. SUR LES VERTUS

De la méditation donc de quelque vertu, par exemple de la mansuétude ou douceur du coeur; après avoir considéré qu'elle consiste dans une certaine égalité d'esprit, lequel demeure tranquille sans aucune amertume au milieu des affronts et des injures; qu'elle provient de la basse estime que nous avons de nous-mêmes, comme de sa source; qu'elle a pour propriété de nous rendre aimables à Dieu et aux hommes; que ses effets sont de rendre le bien pour le mal; que sa fin est de nous acquérir la qualité d'enfants de Dieu et ensuite l'héritage du Paradis; bref les exemples admirables que Notre-Seigneur nous en a donnés. [...]

2. SUR LES MYSTÈRES DE LA VIE ET PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR

Dans la méditation de chacun de ces mystères, ayant considéré que ce n'est point une créature, mais un Dieu qui fait ou qui endure la chose; que c'est pour les hommes pécheurs et ingrats, et pour chacun de nous en particulier, que ce n'est point pour quelque intérêt qu'Il y ait, mais uniquement pour notre salut et pour nous donner un exemple; que ce qu'Il fait ou pâtit, c'est d'un grand coeur et avec un amour fort tendre et libéral; que c'est avec une démonstration extérieure de grande affection et suavité. Ayant enfin considéré par le menu toutes les circonstances de temps, de lieu et de personnes, autant que le sujet le permettra, on se trouvera infailliblement touché de plusieurs affections, mais principalement:

1° de compassion, voyant sa divine Personne, si sainte, si innocente, si délicate, assujettie à de si grandes souffrances, à une vie si pauvre et si pénible, à une mort si pleine de douleurs et d'ignominie.

2° d'un amour très tendre et très pénétrant, pour tâcher de Lui rendre réciproquement l'amour immense qui paraît de sa part.

3° d'un ardent désir de l'imiter et de marcher sur ses traces, en recherchant pour ce sujet les moyens et faisant résolution de ne pas en laisser échapper les occasions; voire même d'entreprendre de grandes choses pour son amour. L'âme qui sera en telle disposition intérieure pourra former ces actes ou de semblables [...]

3. SUR LE TRÈS SAINT SACREMENT DE L'AUTEL

L'âme ayant médité les raisons de l'institution de cet adorable Sacrement, toutes pleines d'amour et de tendresse pour le genre humain, les miracles que Notre-Seigneur fait et les périls auxquels Il s'expose pour venir à nous, les admirables effets qu'il produit, et principalement les lumières et les consolations qu'il verse dans les âmes qui s'y approchent avec la dévotion convenable, l'âme, dis-je, ayant médité toutes, ou seulement une de ces choses comme il faut, se trouvera infailliblement touchée

1° d'une tendre, cordiale et respectueuse affection envers Notre-Seigneur;

2° d'une sincère et très intime reconnaissance de ce don inappréciable;

3° d'un sentiment de très profond anéantissement, voyant qu'un si grand Dieu fait tant de merveilles pour une si chétive créature

[...]

4. SUR LA VIE ET LES VERTUS DE NOTRE-DAME ET DES SAINTS [...]

5. SUR LES RÈGLES ET PRATIQUES DE LA RELIGION [...]

6. SUR LES BIENFAITS DE DIEU

Ayant considéré en particulier combien est grand chacun de ses bienfaits. Que Dieu ne nous l'a communiqué que par sa pure bonté. Que son dessein est de nous obliger par là plus étroitement à son service. En quel malheur nous serions sans ce bienfait et choses semblables, l'âme se trouvera infailliblement touchée

1° de rendre action de grâces, par une grande affection envers son bienfaiteur;

2° d'aimer de toutes ses forces sa bonté si magnifique et si désintéressée;

3° elle se résoudra ensuite d'employer fidèlement ce bienfait, ce don, ou cette grâce à son service;

4° elle lui demandera pardon de ses ingratitudes passées, et d'avoir si souvent abusé des dons naturels et surnaturels, qui lui avaient été abondamment départis;

5° Enfin, elle se détachera de l'amour des créatures, se trouvant vaincue par un plus fort amour de Dieu, pour adhérer à Lui seul et obéir en tout et partout à ses saintes volontés.

7. SUR LES PERFECTIONS DIVINES

De la méditation des attributs divins naissent ordinairement :

1° un très haut sentiment des grandeurs de Dieu;

2° une grande admiration et suspension à la vue de tant d'excellences;

3° des actes d'abaissement très profond, d'adoration et de souverain respect;

4° des affections d'amour, de louange, de soumission totale à sa très sage conduite, et de parfaite confiance en sa protection

5° une entière offrande de notre corps et de notre esprit, à le servir de toutes les manières qu'Il désirera;

6° des transports et des désirs d'une entière transformation et d'une totale perte en cette vaste mer de beauté, de bonté, d'amour et de félicité éternelle;

7° un zèle ardent de son honneur, et semblables.

8. SUR LES CRÉATURES

Il s'en trouve quelques-uns, auxquels les créatures fournissent une ample matière de méditation. Ceux-là peuvent librement suivre le mouvement intérieur et la facilité qu'ils y expérimentent, mais les affections les plus ordinaires qu'ils doivent faire sont

1° de louer et de bénir Dieu de la beauté, bonté, utilité et autres perfections dont elles sont ornées.

2° d'admirer sa puissance et sa sagesse dans leurs propriétés, et diverses inclinations;

3° de Le remercier de ce qu'Il les a faites, pour le plaisir et le service de l'homme;

4° de faire un renvoi de toutes à sa bonté, d'où elles sont sorties;

5° de se résoudre fortement de n'en point abuser, mais de s'en servir purement selon ses intentions, les prenant comme autant d'échelons pour monter à Lui.

La manière d'exprimer et de dilater ces affections se fera facilement, en imitant les formulaires que nous avons donnés ci-dessus pour les autres matières. C'est pourquoi, passant outre, nous mettons ici des formulaires entiers d'Oraison, ainsi que nous l'avons ci-dessus promis, pour faciliter encore davantage à nos Frères la pratique de cet exercice vraiment angélique. D'autant que, comme il fait la meilleure partie de l'esprit de notre saint ordre, nous ne saurions aussi apporter assez de moyens pour leur en faciliter l'entrée, et s'ils peuvent une fois parvenir à y prendre goût et plaisir, ce sera merveille, les grands trésors de grâce et de vertu qu'ils y trouveront.

CHAPITRE XVII. FORMULAIRES D'ORAISON

Nous avons ci-dessus remarqué que l'on peut observer trois méthodes pour produire des affections dans l'Oraison. La première, les faisant suivre après chaque considération. La seconde, assem­blant toutes les considérations avant que de produire aucune affection. Et la troisième, dans laquelle on mêle la considération avec l'affection. C'est pourquoi l'on pourrait, ce semble, désirer trois formulaires différents, selon ces trois manières différentes; mais nous nous contenterons de deux, d'autant qu'un seul peut suffire pour la première et la seconde méthode, ainsi que nous le montrerons ci-après en son lieu.

Or le péché nous servira de matière ou de sujet, sur lequel nous prendrons quatre considérations qui seront les quatre points de la méditation.

PREMIER FORMULAIRE DANS LEQUEL, APRÈS CHAQUE CONSIDÉRATION, SUIT L'AFFECTION. [...]

PREMIÈRE CONSIDÉRATION COMBIEN LE PÉCHÉ EST ABOMINABLE EN LUI-MÊME

Sus donc, mon âme[20], entrons en exercice, voyons et considérons attentivement en la présence de Celui que nous avons tant offensé, ce que c'est que le péché. Dis, ô vilain péché, qu'es-tu en l'homme, sinon un monstre effroyable, l'horreur des horreurs et l'abomination des abominations. Tu es le souverain de tous les malheurs et pire que le rien, puisqu'il vaudrait mieux n'avoir jamais été du nombre des créatures, que de t'avoir commis (I). Quelle horrible difformité apportes-tu à une âme. Elle qui est l'image de Dieu et le sanctuaire dans lequel sa Majesté prend plaisir de faire sa demeure. Elle, dis-je, commence à porter l'image du diable et devient la tanière des dragons et des serpents, lorsqu'elle te donne entrée.

Je rappelle en mon esprit tout ce qu'il y a de plus abominable au monde et je trouve que l'horreur du péché le surpasse. Car il est plus horrible devant Dieu qu'un crapaud, qu'un serpent et que toutes les plus effroyables corruptions de la terre. Et toi, ô mon âme, lorsque tu as donné entrée à ce vilain monstre en ta con­science, tu es devenue plus hideuse aux yeux de ton Dieu qu'un crapaud ou qu'un dragon ne sont hideux aux tiens. Tu es devenu aussi horrible que le diable même, d'autant que ce n'est point le feu de l'enfer qui le rend aussi difforme qu'il est, mais que c'est le péché. Et puisque tu as admis, comme lui, ce monstre effroyable, tu as aussi contracté la même horreur. Ne mourrais-tu pas de frayeur, si tu voyais un diable dans sa laideur? Pourquoi donc ne meurs-tu pas d'horreur de toi-même? C'est que tu ne connais pas assez ton malheur. Quelle horreur serait-ce d'être obligé de coucher parmi les serpents, ou dans une fosse pleine de crapauds ? Or, c'est une plus grande horreur de te voir environnée et chargée de péchés. Enfin, c'est une si grande abomination d'être entaché d'un seul péché mortel, que si tu le voyais clairement, tu mourrais d'épouvante beaucoup plus tôt que ceux qui sont morts de frayeur à l'aspect de quelque spectre horrible; d'autant que rien n'est si horrible que lui, et l'enfer même n'a rien de plus horrible que le péché.

AFFECTIONS SUR CETTE PREMIÈRE CONSIDÉRATION [...]

SECONDE CONSIDÉRATION COMBIEN LE PÉCHÉ EST GRIEF CONTRE DIEU [...] & AFFECTIONS SUR CETTE SECONDE CONSIDÉRATION [...]

TROISIÈME CONSIDÉRATION SUR LES RAVAGES QUE LE PÉCHÉ FAIT DANS UNE AME

Il était raisonnable, mon âme, que nous considérassions premièrement les intérêts du Dieu offensé par le péché; mais il est temps de réfléchir sur les nôtres. Voyons donc et pénétrons les effets déplorables que cet horrible monstre produit dans une âme, de laquelle il s'empare.

Ah Dieu! quels ravages y fait-il! Car ni plus ni moins que s'il s'agissait du pillage d'une ville prise par assaut, il tue, il brûle, il saccage, il rend esclave, il ruine tout ce qu'il y a de plus désirable, et réduit cette pauvre âme à l'état d'une si triste et pitoyable déso­lation, qu'elle serait capable de provoquer les larmes des anges qui la voient.

Hélas! oui, ô monstre cruel, tu as donné à mon âme le coup de la mort, lorsque moi, te donnant entrée en ma conscience, tu en as chassé mon Dieu, lequel y demeurait comme en son royaume; et lequel était plus la vie de mon âme que mon âme n'est la vie de mon corps. Car tu m'as fait perdre la grâce. Grâce qui était plus à chérir que tous les trésors du monde. Tu m'as enlevé tout le mérite de ma vie précédente, avec le fruit de toutes mes confessions, communions, oraisons et autres bonnes rouvres. Tu m'as enfin ôté la qualité d'enfant de Dieu, et tout ensemble, j'ai perdu le droit que je prétendais à la gloire du paradis. Si bien que, mourant en cet état, je suis la proie des diables, la pâture du feu de l'enfer, et une matière propre à brûler éternellement dans ces flammes dévorantes.

O mon âme ! quels grands biens perdus, quels terribles maux encourus ! Si les hommes pleurent une perte temporelle, ou quelque désastre qui touche la vie naturelle, combien plus tu dois pleurer ces malheurs que t'apporte le péché ! Regarde, pèse, médite, considère mûrement ce que c'est de perdre Dieu, perdre sa grâce, perdre le paradis, et tout cela pour toujours. Comprends l'effroyable malheur d'être possédé du diable, réprouvé et délaissé de Dieu, destiné aux flammes éternelles, et si la mort te surprend en cet état, y être en effet pour jamais condamné. C'est toi, ô péché infâme, qui es la source de tous ces maux. C'est toi qui mets le divorce entre Dieu et les âmes, et ensuite tu les précipites dans un profond aveuglement, afin qu'elles ne voient pas leur malheur, tu leur fais perdre la paix et la joie tant aimables de leur conscience. Car, qui a jamais été en repos lorsqu'il a voulu résister à Dieu. Tu leur ôtes l'alliance qu'elles ont avec la glorieuse Vierge et les saints, qui ne peuvent plus les regarder que d'un oeil d'indignation. Tu les jettes en d'étranges frayeurs des justes jugements de Dieu, en un mot, tu n'oserais dire que tu leur donnes un seul moment de repos. Certes, il faut bien peu te connaître pour ne pas te haïr!

AFFECTION SUR CETTE TROISIÈME CONSIDÉRATION [...]

QUATRIÈME CONSIDÉRATION DES ÉPOUVANTABLES CHATIMENTS DU PÉCHÉ

Il ne peut se faire, ô mon âme, que le péché offense Dieu si grièvement sans qu'il soit enfin, tôt ou tard, bien rudement châtié. Dieu ne peut souffrir que l'impie vive pour toujours, et s'Il ne le punit pas dans son premier péché, c'est qu'Il l'attend à la pénitence dans sa grande bonté, laquelle suspend le bras de sa juste vengeance. Mais enfin, il est très certain que le péché et le pécheur étant infiniment abominables devant ses yeux, Il les hait aussi d'une haine infinie (i). Et les haïssant de la sorte, Il les châtie d'une peine qui égale son juste courroux.

Car c'est peu qu'Il prive souvent en ce monde les pécheurs de leurs biens, de leur bonne réputation, de la santé de leur corps, et qu'Il les punisse quelquefois de mort subite comme vengeance de leur crime. Ces peines sont légères, en comparaison des effroyables châtiments qu'Il leur réserve dans l'autre vie. C'est peu qu'Il ait inondé toute la terre par un déluge universel en vengeance du péché. C'est peu qu'Il ait fait pleuvoir le feu et le soufre embrasé sur cinq villes, dans lesquelles on se faisait gloire des vices les plus exécrables. C'est peu qu'Il ait dépeuplé en divers temps les familles, les villes, les provinces et les royaumes entiers par la peste, par la guerre et par la famine. Mais lorsque je considère ces feux éternels qu'Il a allumés au centre de la terre, pour y punir, sans miséricorde, à tout jamais, le péché, mon esprit se perd et me fait dire que Dieu a le péché en extrême horreur, puisque sa vengeance, en le châtiant, ne dira jamais c'est assez. Ne voyons-nous pas que, si excessives que soient la haine et la colère d'un homme contre un autre, il se tient néan­moins satisfait après l'avoir châtié jusqu'à une certaine mesure, et se trouvant content et suffisamment vengé, il s'arrête et le laisse aller? Mais la justice divine ne sera jamais satisfaite, ni après cent ans, ni après mille ans, ni après cent mille ans. O malice du péché, que tu es grande, puisque Dieu, duquel les jugements sont si justes, ne met point d'autres bornes que l'éternité aux tourments que tu mérites!

Je considère les anges, ces princes de la cour céleste, ces très excellentes créatures, qui péchèrent dans le ciel tout de suite après la création. Leur péché ne fut qu'une pensée de superbe et de rébellion, et je les vois au même instant, sans aucune miséricorde, précipités au fond des enfers, où ils sont tourmentés depuis le commencement du monde, et le seront dans les siècles des siècles. Quelle rigueur! Mais quelle justice, puisque leur péché, quoiqu'il eût été unique et seulement de pensée, mérite pour sa gravité un tel châtiment!

Je considère nos premiers parents commettant un seul péché de désobéissance; de quels malheurs ce péché a-t-il été puni, et le sera-t-il jusqu'à la fin du monde; quand bien même ce dernier durerait autant de siècles qu'il y a de grains de sable au rivage de la mer ? Toutes les calamités dont cette vie est si pleine n'en sont­elles pas les funestes suites ? Et, sans doute, le pauvre Adam eût été au même instant abandonné aux flammes de l'enfer, si Dieu, par son infinie clémence, n'eût ordonné que son Fils unique prendrait notre nature, afin de payer à la justice en toute rigueur, et au-delà, la dette de ce péché.

Et à quel point de misère ce péché a-t-il réduit la Personne sacrée de Notre-Seigneur? Tout Dieu qu'Il est, Il ne fut point acquitté par son Père Éternel, à moins de souffrir une très rigoureuse Passion et d'être rendu le plus misérable et le plus affligé des hommes. Si Lui, qui n'avait que l'apparence extérieure du péché, et d'un péché emprunté, a néanmoins été traité avec tant de rigueur, que sera-ce d'une vile créature comme moi qui ai horribles pa d'offenses? divine Personne, Si des des que dois-je attendre châtiments si pour moi? Si le feu de la Divine justice s'allume de la sorte au bois vert : sa sainte humanité infiniment innocente; avec quelle ardeur prendra-t-il au bois sec de mon âme chargée de tant de péchés? Ne le disait-Il pas Lui-même, ce bon Sauveur : « Si in viridi ligno haec faciunt, in arido, quid fiel? » (Luc XXIII, 3I).

AFFECTIONS SUR CETTE QUATRIÈME CONSIDÉRATION [...]

CHAPITRE XVIII. TROISIÈME FORMULAIRE DANS LEQUEL L'AFFECTION ET LA CONSIDÉRATION MARCHENT DE PAS ÉGAL CE QUI EST : LA MÉDITATION AFFECTIVE

[Le péché est pris pour sujet de méditation, en quatre points : son horreur, l’injure qu’il fait à Dieu, ses ravages dans une âme, les châtiments]

CHAPITRE XIX. DES DIVERSES DISPOSITIONS QUI SE RENCONTRENT PLUS ORDINAIREMENT DANS LA PRATIQUE DE LA SAINTE ORAISON

Après avoir donné les préceptes et enseigné la pratique des trois parties de l'Oraison, il est nécessaire de remarquer les divers états dans lesquels on se rencontre, et d'expliquer comment on doit s'y comporter.

Il est certain que ces états sont bien différents; car tantôt on y a de la facilité et de l'ouverture d'esprit, tantôt on se trouve si stupide qu'on ne peut pas seulement entrer en matière, ni former une bonne pensée. Un jour on ressentira de la ferveur, et le lende­main on sera lâche et porté à la tiédeur. Une fois, on sera tranquille et attentif, et une autre, on sera troublé de mille distractions. Tantôt on y aura une grande abondance de dévotion et de consolation spirituelle; et tantôt on sera en de très pénibles sécheresses et désolations; voire même, quelquefois on sera combattu de fort grandes tentations. Cela donne bien de la peine aux Novices et apprentis. Les uns s'inquiètent dans les peines, et peu s'en faut qu'ils ne quittent pour jamais l'Oraison; les autres ont trop de complaisance et d'attaches aux consolations sensibles, dont ils ne font d'autre usage, que d'en repaître leur amour-propre.

D'où viennent les diverses dispositions à l'Oraison.

Or, avant que nous donnions les avis et les règles qu'il faut observer en tous ces états, il est à propos de bien connaître d'où proviennent ces changements. Et nous disons qu'ils proviennent quelquefois de Dieu, et quelquefois de nous-mêmes, et quelquefois du diable. Parce que nous ne faisons point Oraison, que s n'y agisse, comme directeur principal; que l'âme n'y apporte D coopération de son côté, et le diable s'y trouve ordinairement et se jette à la traverse, à dessein d'en empêcher le fruit.

Dieu gouverne l'âme dans l'Oraison. Dieu y agit comme directeur principal; d'autant que c'est Lui qui appelle l'âme, qui la conduit comme par la main et qui fait presque tous les frais du voyag , lui donnant de bonnes pensées, lui fournissant les paroles qu'Il veut qu'elle Lui dise, lui imprimant de bons mouvements ou saintes affections et lui inspirant toutes les bonnes résolutions qu'elle y prend. C'est encore Lui qui la remplit parfois, par extra­ordinaire, de ses lumières, et qui la console par ses douceurs. Mais c'est aussi Lui-même qui lui envoie souvent des peines et des aridités, comme s'Il se retirait d'elle; et c'est à dessein d'éprouver sa fidélité et de vérifier si son amour est véritable et constant.

Les vicissitudes dans l'Oraison viennent souvent de nous-mêmes. Notre âme agit de son côté, coopérant aux conduites de Dieu, s'appliquant à son sujet avec une dévote attention, recevant utile­ment les bonnes pensées que sa Majesté lui donne, et faisant un bon usage des saintes affections qu'Elle lui inspire. Mais comme cette âme est attachée à un corps, lequel est sujet à plusieurs altérations, et parce qu'elle dépend de Lui en son opération, de là vient que tantôt elle expérimente de la facilité, tantôt de l'ennui et de la difficulté, et l'on se romprait la tête mal à propos, si on voulait toujours agir également. D'autant que le Sage a très bien dit : que le corps matériel et corruptible appesantit l'âme et l'habitation terrestre rabaisse fort un esprit, lequel de sa nature est capable de pénétrer toutes choses par sa méditation.

Erreurs dans lesquelles le diable jette les âmes, au sujet de l'Oraison.

Le diable, qui n'a rien de plus en horreur que cet exercice vraiment angélique, ne manque pas de se jeter à la traverse; car il tâche tant qu'il peut d'en divertir les religieux, leur en donnant le dégoût et quelquuefois un mépris. Il la fait passer dans l'esprit des uns pour une invention humaine, il la fait paraître aux yeux des autres, comme une chose impossible, et il persuade à certains que c'est un don de la pure bonté de Dieu, pour l'acquisition duquel toutes nos diligences sont inutiles.         

Il y a grand sujet de s'étonner du grand nombre de religieux qui se laissent surprendre par ces erreurs; et c'est encore plus grande merveille de voir quelques esprits, assez bons pour les sciences, recevoir ces suggestions diaboliques, comme si c'étaient des vérités indubitables et des conclusions évidentes; jusqu'à les avancer quelquefois dans la conversation, au grand préjudice des âmes simples, et avec l'étonnement de ceux qui expérimentent le contraire, comme ils l'ont peut-être eux-mêmes autrefois expé­rimenté dans les premières années de leur entrée en religion, dans lesquelles ils eussent cru avoir perdu leur journée s'ils n'eussent fait leur Oraison, tant ils en avaient une haute estime.

Autre artifice du diable. Or, l'heure destinée à ce saint exercice leur est un cruel tourment; si bien qu'ils se résoudraient plutôt aux plus pénibles emplois de la vie active que de s'appliquer une demi-heure à l'Oraison. Et lorsqu'ils sont contraints de s'y trouver avec la communauté, c'est sans préparation, sans dévotion, sans fruit, et comme par manière d'acquit. Pour ceux qui résistent à ces premières attaques, et qui, conservant une haute estime de l'Oraison, ne peuvent en être dégoûtés ni divertis par l'artifice du diable, cet ennemi de notre plus grand bien change de batterie, et, ne pouvant empêcher l'oeuvre, il tâche d'en empêcher le succès, fournissant plusieurs distractions, pensées mauvaises, vaines et impertinentes, remuant les humeurs du corps et les brouillant, en sorte qu'on ressent de grandes pesanteurs, faiblesses, douleurs, assoupissements et lâchetés; ou bien encore soufflant des tentations si furieuses et si épouvantables contre Dieu, contre la pureté, contre la foi et quelquefois contre le mystère qu'on médite, que si l'âme n'est bien sur ses gardes, il la fait succomber et, en tout cas, il lui donne bien des ennuis. Mais si on lui résiste, il y perd beaucoup plus qu'il n'y gagne, et ses tentations ne servent qu'à augmenter notre mérite. Au reste, il ne peut entrer au plus secret de l'esprit, et tous ses efforts s'arrêtent dans l'imagination et dans les sens; si bien que l'âme, malgré toutes ces tempêtes, demeure toujours libre et peut se tenir paisible et tranquille au-dedans de soi-même, dans le pur désir de glorifier Dieu par cette souffrance.

Troisième artifice du diable par fausses lumières. Toutefois, le diable ne se rebute pas tout à fait, nonobstant que ces deux sortes d'attaques ne lui aient pas réussi. Car il en suscite une troisième, par de fausses lumières qu'il fait naître dans l'imagination; et par des joies sensibles qu'il suscite dans l'appétit, faisant subtilement aboutir ces lumières et ces joies à une fausse liberté des sens, détournant l'âme, par ce moyen, de la mortification, ou bien la tirant hors du respect et de la révérence avec lesquels nous avons dit qu'il faut qu'elle se tienne devant Dieu.

Mais si le diable travaille tant pour nous nuire, nous sommes assurés que nos anges gardiens nous assistent puissamment, et beaucoup plus en cet exercice que dans les autres. Car ils rompent les efforts de cet ennemi. Ils nous illuminent intérieurement et ne contribuent pas peu à l'apaisement de nos pensées. Voilà les diverses causes des différentes dispositions que l'on ressent dans l'Oraison. Passons maintenant à expliquer

TROIS DIFFÉRENTES VOIES PAR LESQUELLES DIEU CONDUIT LES AMES DANS CET EXERCICE

Dieu donc, lequel nous avons dit être le principal directeur, nous conduit en ce chemin en trois façons. La première, qu'on appelle de voie commune et ordinaire; la seconde, de dévotion sensible et de consolation intérieure. Et la troisième, de privation et de sécheresse.

La première voie : c'est lorsqu'Il se contente de nous aider de sa grâce ordinaire, laquelle est imperceptible et nous laisse, au reste, travailler avec notre industrie, et application de nos puissances, suivant tous les préceptes que nous avons donnés. En quoi, certainement, sa Majesté se délecte beaucoup, voyant que nous travaillons avec soin et étude, pour Le connaître et pour L'aimer de plus en plus; et ce travail nous est grandement profitable et méritoire. C'est pourquoi nous devons courageusement l'embrasser, et y persévérer sans ennui et sans désirer un autre état, nonobstant que celui-ci durât toute notre vie.

Voire même nous devons l'estimer et le chérir par-dessus tous les autres, puisque c'est Dieu qui l'ordonne, et que, d'ailleurs, il est très suffisant pour nous faire arriver à l'union affective de notre coeur avec sa Majesté : qui est ce que nous prétendons à l'Oraison.

Cette voie est aussi fort naturelle à l'homme, puisque c'est la raison qui y agit, et elle n'est pas très difficile, puisque la grâce de Dieu nous y accompagne, bien que ce ne soit pas avec sensibilité. Ce qui doit être bien pesé de nos Frères, afin qu'ils ne tombent pas dans l'erreur de ceux qui ne sont jamais contents de leur Oraison, s'ils n'y ont pas eu de la douceur et de la dévotion sensible, laquelle, au fond, ne sert à plusieurs qu'à flatter la nature et à entretenir leur amour-propre.

Nous disons donc, qu'en cette première voie, il faut travailler avec courage, excitant l'entendement à chercher de bons motifs pour enflammer la volonté, entretenant et faisant croître cette flamme, par la production des actes conformes au sujet; bref, pratiquant toutes les règles de cet art tout divin et tout céleste.

Seconde voie. La seconde voie que Dieu tient s'appelle de grâce et dévotion sensible. Et c'est lorsque sa Majesté se montre comme à découvert à l'âme, lui donnant des lumières, des goûts, et des consolations sensibles. En cet état, l'âme court et vole, sans que rien ne puisse l'en empêcher, elle entreprend tout, fait tout sans peine, et quelquefois elle est remplie d'une si grande suavité, qu'il lui semble qu'elle est dans les avant-goûts du paradis.

Troisième voie. La troisième voie, tout à fait opposée à celle-là, est de désolation et de sécheresse dans laquelle l'âme se trouve tellement destituée, non seulement de la grâce sensible, mais encore de ses propres forces, qu'elle ne peut former une seule pensée ni produire aucune bonne affection, demeurant stupide et insensible à tout et pouvant seulement dire avec le psalmiste t Aruit tanquam testa virtus mea, et lingua mea adhaesit faucibus meis » (Psalm. 21, 16). Seigneur, les puissances de mon âme sont arides comme une tuile, et il semble que ma langue est collée à mon palais; parce qu'en effet, elle ne saurait lui dire une seule parole. Toutefois cette voie si pénible est très excellente, elle est aussi grandement méritoire. Nous expliquerons ci-après comment il faut s'y comporter, nous contentant de donner ici quelques avis de très grande importance et qu'il est nécessaire de bien pratiquer, quel que soit l'état où l'on est, dans chacune de ces trois voies.

AVIS GÉNÉRAUX SUR LES TROIS ÉTATS SUSDITS

Première condition : résignation. Premièrement, il faut aller à l'Oraison avec un esprit grandement simple, humble et indifférent à tout ce qu'il plaira à Dieu de faire de nous et en nous, soit qu'Il veuille nous conduire par les lumières ou par les ténèbres, par la grâce sensible ou par la désolation. D'autant que tout ce que fait sa Majesté ne peut être que très avantageux pour nous, et le tout consiste à le recevoir de bon coeur, comme venant de sa main. Et qu'importe par quelle voie nous allions à Lui, pourvu qu'enfin nous y parvenions. C'est à nous de suivre son amoureuse conduite et d'être disposé à tout, trouvant bons tous les états dans lesquels Il nous met, et nous appliquant fidèlement à y faire bien notre devoir, sans beaucoup réfléchir, si c'est une voie douce ou amère, facile ou pénible, et sans autrement rechercher où elle nous mènera et quel profit nous en tirerons.

Deuxième condition : résolution forte. Secondement il importe grandement, ainsi que l'écrit la glorieuse sainte Thérèse, au Chemin de la Perfection, chap. IV, d'avoir une résolution forte et déter­minée de ne point s'arrêter dans le chemin de l'Oraison, après l'avoir entrepris. Il est nécessaire d'y apporter une constance invincible à tout supporter; vienne ce qui pourra venir, succède ce qui pourra succéder; quelque peine et adversité qui se puisse endurer, soyons résolus de devenir hommes d'Oraison. Du moins, mourons en chemin, au moins ne quittons point ce saint exercice pour les peines et les contradictions intérieures que nous y ressen­tirons, quand bien même le monde devrait s'abîmer, dit la même sainte, vraiment pleine de l'esprit de notre saint Ordre : Car il ne faut pas faire Oraison pour notre plaisir, mais afin de plaire à Dieu. Et si sa Majesté se plaît davantage en notre disette que dans notre abondance et dans nos sécheresses que dans nos douceurs; qui sommes-nous pour vouloir changer l'objet de son plaisir ?

Troisième condition : persévérance. En suite de cette forte réso­lution, il en faut venir à la pratique et avoir une grande persévé­rance, non seulement en ce qui regarde l'Oraison présente que l'on fait, laquelle il ne faut jamais quitter ni abréger pour quelque peine ou difficulté intérieure qu'on y ressente, mais aussi en ce qui regarde l'exercice ordinaire qu'on en doit faire. D'autant qu'il ne faut pas manquer d'y employer, tous les jours, au moins le temps ordonné par les Constitutions, sous quelque prétexte que ce soit, quelque dégoût, ennui ou refroidissement qu'on y puisse avoir; ni même pour quelque expérience que l'on ait du peu de progrès, que l'on y fait.

Pratique accoutumée en notre observance. Ceux qui sont occupés par l'Obédience aux heures où la communauté la fait, ne doivent pas manquer de la reprendre en un temps commode. Et ceux qui sont en voyage doivent pour le moins garder le silence une heure le matin et une demi-heure le soir, aux heures environ où l'Oraison se fait dans les couvents, si rien ne les en empêche pour lors. Que s'il arrive quelquefois que l'on soit tellement occupé, soit en dedans, soit en dehors du monastère, qu'on n'y puis se donner une heure, on y donnera une demie, ou au moins un quart, et l'on remplacera le reste par des oraisons jaculatoires.

Quatrième condition : se tenir recueilli en tout temps. En quatrième lieu, nous répéterons ce que nous avons déjà dit au commencement de ce traité : qu'il faut apporter une grande vigilance pour nous tenir bien recueillis intérieurement en tous lieux, temps et occasions. D'autant que, tels que nous serons hors de l'Oraison, tels nous nous y trouverons lorsque le temps sera venu d'y vaquer. C'est pourquoi il est nécessaire de garder soigneusement nos coeurs calmes, tranquilles et éloignés de toute passion, inquiétude et chagrin; et de ne point nous épancher trop au-dehors, par vaines récréations et discours superflus; de retrancher toutes sortes de curiosités, pertes de temps et actions inutiles, en un mot, de veiller très diligemment sur la garde de nos sens.

A défaut de cela, il y en a très peu qui profitent dans le chemin de l'Oraison, quoique plusieurs s'en mêlent, parce qu'ayant presque toujours l'esprit troublé et dissipé, ils ont beaucoup de peine à se captiver pour se recueillir. Et puis, quand il est question de vaquer à ce saint exercice, ils n'y trouvent aucun appât, mais au contraire un grand dégoût; ;d'où vient qu'ils laissent aller leur esprit languissant et vagabond aux pensées qui leur sur­viennent; quant aux divertissements, tentations et distractions qui leur sont suscités soit par le diable, soit par leur imagination volage, ils n'y apportent pas plus de défense qu'une ville sans murailles et pleine de séduction au-dedans.

Simplicité et docilité pour se laisser aller aux lumières et touches de Dieu. Enfin il ne faut pas tant s'abandonner à sa propre industrie, qu'on ne s'abandonne davantage aux touches du Saint-Esprit; et l'on ne doit point tant se confier à son propre esprit que l'on ne se confie beaucoup plus dans l'aide de la grâce de Notre ­Seigneur; d'autant que, qui présume de soi-même est rebuté de Dieu; mais quand l'âme est humble, docile et attentive à écouter les enseignements intérieurs que sa Majesté lui donne, elle sera plus excellemment et plus efficacement instruite en un moment, et par un seul petit rayon de la lumière divine, qu'elle ne pourrait l'être par des années entières de son travail propre et naturel. Si bien qu'il faut apporter de l'industrie à cet exercice, à condition néanmoins que l'on s'appuie davantage sur l'assistance de Notre­Seigneur, et qu'on fasse plus d'estime d'un bon sentiment qui vient de sa grâce avec goût et saveur, que de toutes les plus belles conceptions que l'on pourrait avoir de soi-même.

CHAPITRE XX. DES DISTRACTIONS ET LA MANIÈRE DE LES CHASSER

[...]

DéFAUTS DONT ON DOIT SE GARDER AU SUJET DES DISTRACTIONS

Reste à marquer quatre défauts bien notables, dans lesquels on peut tomber.

Le premier est de quelques-uns, dont la nature est si bouillante et l'esprit si vif et tellement inquiet, qu'ils ne peuvent demeurer un seul moment en repos quand ils ont quelque chose à faire; si bien que, s'ils le peuvent, ils quitteront l'Oraison ou bien ils y demeu­reront avec une grande peine, et ne feront que penser à ce qu'ils ont à faire. Ceux-là doivent se vaincre, prolonger l'Oraison au lieu de l'abréger, et différer même cette action dont la pensée les inquiète, au plus loin que l'obéissance et la bonne raison le pour­ront permettre, afin de faire peu à peu mourir cette grande ardeur et vivacité.

Le second manquement est de certains lâches et négligents qui, pour n'être point assez résolus de donner à Dieu le contentement que sa Majesté attend d'eux, se laissent aller aux distractions après une légère résistance, croyant que ce serait en vain qu'ils se donneraient davantage de peine; d'autant qu'elles reviennent toujours. Ceux-là doivent considérer que cette lâcheté, rendant les distractions volontaires, leur sera imputée à péché, au lieu qu'ils en pourraient tirer un sujet de très grand mérite; partant, ils doivent se résoudre à combattre généreusement, ne devraient-ils ne faire aucune autre chose, depuis le commencement jusqu'à la fin de l'Oraison, et cet état dût-il durer toute la vie.

Le troisième défaut est de quelques autres, trop craintifs et pusillanimes, qui sont continuellement distraits de l'appréhension qu'ils ont des distractions. Car cette crainte déréglée d'être distrait ouvre la porte à une plus fâcheuse distraction qui est l'inquiétude du caeur. Ceux-là doivent corriger cette peur excessive, se confier en Dieu, se tenir doucement recueillis en sa présence, d'autant que l'Oraison n'est pas mauvaise parce qu'on y a des distractions, mais seulement parce qu'on s'y arrête volontairement. Qu'ils y résistent donc, lorsqu'ils les aperçoivent, et elles ne leur apporteront aucun dommage.

Enfin, le quatrième est le défaut de certains qui entrent en impatience et désespérance de jamais rien faire dans l'Oraison, à cause de la légèreté de leur imagination et des fréquentes distractions qu'elle leur fournit. Ceux-là ne font pas bien et feront beaucoup mieux de souffrir patiemment cette peine, renou­velant de temps en temps leur bon propos, et faisant un désaveu en la présence de Notre-Seigneur de ces pensées extravagantes, et retournant toujours à leur matière. Car le fruit de l'Oraison consiste principalement à être fidèle, pour la conduire jusqu'à la fin, sans la quitter ni se décourager.

Ils pourront aussi s'humilier et se confondre de leur faiblesse et de leur misère, devant Dieu, s'estimer indignes de parler à sa Majesté et admirer comment Il les souffre en sa présence, vu qu'ils sont si volages et qu'ils lui portent si peu de respect; produire quelques actes de regret de se voir si infirmes, Lui offrir pour réparation de ces mêmes distractions la saine et amoureuse application d'esprit qu'ont eue Notre-Seigneur et la glorieuse Vierge dans leurs divines contemplations, et se consoleront, au reste, lorsqu'ils auront fait leur possible.

CHAPITRE XXI. DE QUELQUES AUTRES PEINES QUI ARRIVENT DANS LA VOIE COMMUNE DE L'ORAISON

Ces peines sont quelquefois dans l'esprit et quelquefois dans le corps. Dans l'esprit, on est combattu de tentations fâcheuses, de grandes passions, de murmure de tristesse ou d'ennui. Et dans le corps, on est accablé d'infirmités tantôt véritables tantôt fausses, persuadées par le diable. On ressent des pesanteurs qui rendent l'âme impuissante de penser à quoi que ce soit. On a des maux de coeur, des douleurs de tête, des lassitudes de membres, des langueurs de tout le corps, on est accablé de sommeil. Enfin la situation d'un pauvre esprit qui entreprend de vaquer à l'Oraison sera autant de fois changée qu'il se trouvera de l'altération dans les humeurs de son corps, soit par l'opération du diable, soit par un effet de la nature ou par les changements du temps. Nous dirons comment il faut se comporter dans toutes ces rencontres et premièrement

DANS LES TENTATIONS

L'âme s'y comportera à peu près comme dans les distractions. Partant, après en avoir conçu une grande horreur, elle tâchera tout simplement de les effacer de son esprit en les abandonnant, se convertissant affectueusement à Dieu, en rentrant en sa matière du mieux qu'elle pourra.

Mais si elles sont violentes et importunes, elle dira première­ment à Notre-Seigneur qu'elle ne prétend y donner aucun consentement. En second lieu, elle Lui offrira avec une humble résignation la peine que lui donnent des pensées si abominables. Et après, quoique son état soit bien misérable, elle tâchera de temps en temps de Lui dire quelques paroles à sa louange, soit mentalement, soit vocalement. Et enfin, elle fera quelques actes de patience, de résignation, de conformité à la volonté de Dieu et d'adoration, y ajoutant quelque acte extérieur de mortification (si l'Oraison se fait en particulier), comme serait d'étendre les bras en croix durant un De Profondis, se prosterner la face contre terre, se frapper la poitrine (non toutefois avec excès), et semblables exercices qui apporteront à cette âme un plus grand profit que la tentation ne lui a fait de mal. Faciet cum tentatione proventum (I Cor. 10, 13).

CE QU'IL FAUT FAIRE LORSQU'ON SENT LES ÉMOTIONS DE QUELQUE PASSION

L'âme, qui se trouve inquiétée de quelque passion de murmure, d'aigreur ou autre, doit tâcher d'apaiser ce tumulte, recourant à Dieu, renonçant à tous ses ressentiments et, après avoir tout déposé aux pieds de Notre-Seigneur, entrer en matière, comme auparavant.

Que si elle ne peut se tranquilliser et que ces mouvements de passion reviennent importunément, elle protestera de n'y vouloir aucunement consentir; elle les offrira à Dieu comme juste punition de sa superbe, laquelle en est la source, et se plaindra en sa présence d'avoir de tels ressentiments, souffrant au reste patiemment l'impuissance de rien faire dans laquelle cette bourrasque la met.

Si le murmure ou l'aigreur que l'on ressent est contre quelqu'un des Frères, en particulier, il sera très bon de faire quelque prière pour lui, car plusieurs ont expérimenté que ce remède plein de charité leur a rendu la paix après le trouble.

COMMENT IL FAUT SE COMPORTER LORSQU'ON RESSENT DE L'ENNUI

Lorsqu'on se sent accablé d'ennui et de tristesse, ou dominé de quelque autre fâcheuse humeur qui empêche toute sorte d'appli­cation, il n'y a point de meilleur remède (après s'être excité du mieux qu'on a pu) que de souffrir patiemment cet état en la présence de Dieu, se tenant là, en toute humilité et respect. Et quand on ne ferait autre chose que de demeurer à genoux, comme une statue, disant à Dieu : « Seigneur, c'est pour l'amour de Vous que je demeure ici! » c'est toujours beaucoup; mais on pourra, de temps en temps, produire quelques actes intérieurs d'adoration, de résignation, d'offrande et autres; et bien qu'il semble que ce soit sans goût ni affection, ils ne laisseront pas néanmoins d'être fort agréables à Dieu et méritoires à l'âme.

On pourra, en ces rencontres, pratiquer l'Oraison mixte, de laquelle nous parlerons ci-après; si elle est encore insipide, on se contentera pour l'heure de prier vocalement, avec quelques élévations d'esprit de temps à autre. Surtout il faut bien se garder de quitter ou d'abréger l'Oraison en cette rencontre. Car ce serait faire ce que le diable prétend. Mais il faut imiter Notre-Seigneur qui, comme le remarque le saint Évangile : « Factus in agonia prolixius orabat » (Luc. 22, 43) étant réduit à une mortelle tristesse, priait plus longuement. De quoi l'on peut espérer un plus grand profit que si l'on avait joui d'une grande facilité et ouverture d'esprit; d'autant que l'âme s'enracine de plus en plus au service de Dieu par ces changements, et s'accoutume à être invariablement unie à sa Majesté, en toutes sortes d'états.

DES INFIRMITÉS DONT ON SE TROUVE SURPRIS DANS L'ORAISON

Les infirmités corporelles subites et inopinées, comme sont langueurs, lassitudes, pesanteurs, faiblesses de caeur, et semblables doivent être suspectes d'abord ; car souvent, elles viennent de l'artifice du diable qui pense avoir bien gagné avec un Religieux, lorsqu'il l'a empêché un seul jour de faire son Oraison.

Il faut donc premièrement discerner, si l'on peut, d'où elles peuvent provenir, afin de ne pas se flatter mal à propos lorsque le diable en serait l'auteur. Si l'on découvre qu'elles viennent de quelque excès, qu'on ait fait en trop ou trop peu dans le manger, le dormir, ou le travail, on se résoudra de procéder plus discrètement à l'avenir. Et pour l'heure, on ne s'appliquera qu'avec beaucoup de modération de peur d'augmenter le mal. Ce qu'il faut dire aussi, lorsque ces infirmités sont purement naturelles; car il faut obéir en quelque chose, pour une ou deux fois, au corps, afin qu'il obéisse tout le reste du temps à l'âme. On pourra donc s'asseoir, avec la permission du Supérieur, après avoir été quelque temps à genoux au commencement ; on pratiquera l'Oraison mixte, ou bien même encore pour une ou deux fois, on se contentera de la vocale, entremêlée de quelques dévotes aspirations et actes de résignation et de patience, d'offrande, d'adoration et semblables joude Mais, si l'on a quelque raison de soupçonner que ces faiblesses ne viennent que de l'artifice du diable, on doit se forcer de se tenir à genoux, s'exciter avec ferveur, de peur que le tentateur ne triomphe. Car, combien en a-t-on vu, honteusement trompés en ce point, lesquels, pour être trop délicats, ont fort souvent servi et aux démons ? Et combien au contraire qui, se faisant un peu de violence, ont en un instant dissipé tous ces nuages, ces pesanteurs et ces infirmités prétendues? Les Novices qui sont fort peu expérimentés en ces ruses spirituelles, prendront le conseil du Père Maître, afin de ne point s'excéder par une ferveur indiscrète.

DU MAL DE TÊTE

Pour le mal de tête, comme il est plus dangereux et plus important, il faut, sans beaucoup examiner d'où il vient, s'appliquer pour l'heure avec fort peu d'activité ; et puis, après l'avoir commu­niqué au Père Maître, suivre la méthode qu'il aura prescrite. Mais il faut prendre garde de ne pas vouloir surmonter ce mal, par effort ; au contraire, il est nécessaire d'agir fort doucement, et si même on ne peut méditer si doucement qu'on ne sente de la douleur, on quittera la méditation et l'on se contentera de l'Oraison mixte, comme nous l'avons déjà dit, ou de la vocale entrelacée de quelques aspirations et actes de résignation, d'offrande, d'adoration, de demande et autres. Au reste, il faudra humblement patienter, et on ne laissera pas de recueillir le fruit de l'Oraison, qui est la réformation de nous-mêmes et l'acquisition des vertus. Et que nous importe de quelle main cueillir le fruit, pourvu que nous l'obtenions de Notre-Seigneur.

DU SOMMEIL

Le sommeil doit être généreusement combattu, soit qu'il vienne de la nature ou qu'il soit excité de la part du diable. D'autant que l'heure de l'Oraison étant consacrée à Dieu, il n'est pas raisonnable de Lui en retrancher, volontairement ou lâchement, la moindre partie. Un prince ferait chasser de sa présence celui qui, étant entré pour lui parler de ses affaires, s'endormirait au milieu de son discours; que ferait donc Notre-Seigneur à celui qui se laissera vaincre lâchement par cette infirmité de la nature ? Saint Romuald privait les religieux de dire la messe lorsqu'il leur était arrivé de sommeiller à l'Oraison. Et Notre-Seigneur apparut un jour à un religieux qui était accoutumé de commettre cette faute et, lui tournant le dos, lui dit : « Tu ne mérites pas de voir ma face, parce que tu es lâche et paresseux ». (Cesarius, Dialogues, lib. 4, cap. 29).

Lors donc, lorsqu'on se trouvera assoupi, il faudra s'exciter de corps et d'esprit, se tenir debout, ne s'appuyer aucunement, mais garder a,posture un peu contrainte, dire quelques prières vocales, par la prononciation desquelles on se réveille. Et, si on est en son particulier, on pourra étendre les bras en croix et user de tels autres remèdes que chacun aura expérimenté lui être profitables.

Mais, il est à remarquer à la fin de ce chapitre que si, après avoir apporté toutes les dispositions que nous avons prises de notre côté, pour bien faire notre Oraison, elle ne nous réussit pas néan­moins, selon notre désir, il faut tâcher de réparer, par de fréquentes oraisons jaculatoires, les brèches des distractions, des tentations et du sommeil. D'autant que, comme nous voulons bien que Dieu nous console dans l'Oraison, quoique nous l'ayons démérité en ne nous tenant pas assez recueillis avant de nous y présenter : de même, nous devons tâcher de n'offrir pas moins, à sa Majesté, quelques fruits de notre Oraison, quoiqu'Il ait permis que nous, y ayons subi.

CHAPITRE XXII. DE L'ÉTAT DE DÉVOTION SENSIBLE

C'est ici la seconde voie que l'âme expérimente dans l'Oraison, touchant laquelle nous dirons : I° Ce que c'est que la dévotion en général. 2° Ce que c'est que la dévotion sensible, en particulier. 3° D'où elle peut venir. 4° Les marques assurées pour discerner les bonnes consolations d'avec les mauvaises. 5° Comment il faut recevoir celles qui viennent de Dieu. 6° Les avis qu'il faut observer afin de n'y être pas trompé.

QU'EST-CE QUE LA DÉVOTION EN GÉNÉRAL

La dévotion n'est autre chose qu'une volonté prompte et résolue de faire tout ce qui est du service de Dieu. Or cette dévotion ou promptitude de la volonté peut être dans une âme sans plaisir, ni contentement sensible. Au contraire, il y en a plusieurs qui pratiquent les exercices spirituels avec une grande répugnance de la partie inférieure, et toutefois ils sont véritablement dévots, d'une très solide dévotion parce qu'ils font, dans leur répugnance, toutes les mêmes choses qu'ils feraient s'ils y avaient une sensible inclination.

Mais Notre-Seigneur, dont l'esprit est plein de suavité, a coutume de faire goûter aux âmes, de temps en temps, quelques traits de ses douceurs comme pour leur donner, dès ici-bas, les avant-goûts de ce qu'elles doivent posséder dans la gloire. Or « l'Oraison, dit la glorieuse sainte Thérèse est la porte par laquelle entrent toutes les grâces que Dieu fait aux âmes. C'est par là qu'Il vient se réjouir et se récréer avec elles. L'amitié est grande et le contentement avec lequel sa Majesté traite ceux qui vont par ce chemin, et Il fait quasi tous les frais du voyage » (Vie, chap. VIII).

Dans sa bonté néanmoins, Il ne leur fait point violence mais Il leur donne à boire et les rafraîchit, de peur qu'ils ne perdent cceur, et ne meurent de soif. Parce que de cette abondante source sortent des ruisseaux, les uns grands et les autres petits, et quelquefois encore, de forts petits ruisselets pour les enfants, c'est-à-dire pour ceux qui sont faibles en ce saint exercice, car cela leur suffit, et s'il leur en donnait davantage, ce serait les épouvanter (Ch. Perf. XXI). Voilà ce que dit la sainte.

QU'EST-CE QUE LE GOUT ET LA DÉVOTION SENSIBLE

Les contentements intérieurs ne sont autre chose que la satis­faction ordinaire que l'âme reçoit lorsqu'elle a de la facilité à s'entretenir avec Dieu. Ce sont certains épanouissements et attendrissements de coeur, une certaine abondance de sentiments, une très suave dilatation et liquéfaction amoureuse accompagnée de je ne sais quelles illustrations divines, qui découvrent plus de vérités en un moment et qui gagnent le cour bien plus efficacement que ne pourrait faire un long temps de continuelle méditation. En cet état, l'âme voit et ressent tant de belles choses qu'elle ne peut les exprimer, sinon par les larmes, par de très doux soupirs, et quelquefois par des gestes dans lesquels elle s'emporte malgré elle, et qui témoignent assez de la réjouissance de son coeur. Rien ne lui semble impossible pour lors, elle promet merveille, elle se propose de faire des choses grandes et héroïques pour la gloire de Dieu; et, comme saint Pierre, sur le Thabor, elle voudrait bien demeurer pour jamais dans la possession de cette joie. Bref, c'est à bon droit qu'on nomme cet état ivresse spirituelle, d'autant que l'âme ne se sent plus elle-même, tant elle est pleine des douceurs du ciel.

On appelle ces douceurs dévotion sensible, quoique bien souvent elles demeurent dans la partie supérieure et raisonnable, sans descendre dans l'inférieure et sensitive. Mais aussi, quelquefois, la plénitude en est si grande que, regorgeant et passant par-dessus les bords, elle abreuve, inonde et pénètre agréablement toutes les puissances sensitives; le cceur devient tout ardent, le visage enflammé, et tous les membres extraordinairement agiles. Il semble aux uns qu'ils sentent un agréable parfum qui réjouit l'âme et le corps, aux autres, qu'ils savourent un goût ineffable, lequel apporte même du rafraîchissement à la bouche et à la langue, et ainsi de suite.

D'OU PEUVENT PROVENIR CES GOUTS DE DÉVOTION SENSIBLE

Il ne faut pas rejeter de prime abord les consolations sensibles, d'autant qu'il y a grande apparence qu'elles viennent de Dieu, mais aussi ne faut-il pas s'en réjouir par trop, d'autant que le diable en peut donner de semblables. Dieu le fait ordinairement aux Commençants : « Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait, non pas une viande solide », disait saint Paul (I Cor. 3, 2).

Pourquoi Dieu donne les consolations spirituelles.

Or Dieu vise à deux fins en donnant ces douceurs. Premièrement, de faire oublier à l'âme tous les contentements du siècle, lui en faisant savourer de plus grands, desquels un petit rayon la réjouit plus que ne le feraient toutes les délices du monde goûtées dans l'espace de plusieurs années. Parce que les hommes sont de telle nature qu'ils ne peuvent se priver d'un plaisir que par l'appât d'un plus grand, ou bien par l'appréhension de quelque grand mal qui s'ensuit. Dieu tient ces deux voies pour détacher nos coeurs des plaisirs des sens; car, Il nous jette, au commencement, en une vive appréhension de ses jugements et des peines éternelles; et puis, Il nous fait goûter combien Il est suave. Et ce goût est la manne des Israélites au désert, laquelle contenait toutes les saveurs imaginables, afin de leur ôter le souvenir des viandes d'Égypte. C'est le parfum, à l'odeur duquel nous courons joyeusement à la suite de Jésus-Christ.

Raisonnement d'une âme après les goûts sensibles.

En second lieu, Il prétend par là nous donner un attrait si fort à l'Oraison, que nous ne la quittions jamais, et nous attacher si inviolablement à son service, que nous ne nous séparions jamais de Lui. Car, après avoir senti le contentement qu'il y a de Le suivre, l'âme peut penser : « Si une petite goutte de ses douceurs est si agréable et si aimable, combien plus doit-Il être aimable en Lui-même. Si, se montrant à moi pour un moment et encore dans l'épaisseur d'une nuée, Il m'a toute fondue des tendresses de son amour, que sera-ce, alors que je Le verrai tout au clair et non plus en passant? ».

Force qui tire une âme des goûts sensibles.

Cette âme tire encore un grand profit de ces goûts intérieurs, à savoir : la patience dans les abandons, tristesses et ennuis, qui succèdent ordinairement à cet heureux état. Car, se souvenant de ce qu'elle a goûté, elle dit « Je sais bien pour qui je travaille, et qu'Il est capable de me payer très abondamment, en un quart d'heure, la peine qu'Il veut que aie a son service, durant plusieurs jours. Il est digne d'être servi également en tout temps, parce qu'Il est toujours Lui-même. Or que n'aurais-je point voulu faire pour Lui, dans le temps auquel Il me consolait ? Pourquoi ne le ferai je donc pas aussi maintenant, puisqu'Il est aussi bien mon Dieu maintenant qu'Il l'était pour lors ? Est-ce que je Le sers pour l'amour de ses consolations, et non pour l'amour de Lui-même ? Si c'est pour l'amour de ses conso­lations, ce n'est pas Lui que je sers, mais je ne cherche que moi­même et ma propre satisfaction ». Là-dessus, elle s'anime à faire constamment et courageusement son devoir. Voilà à quel dessein Dieu donne des consolations spirituelles, et quelquefois Il les verse inopinément et sur des vérités imprévues; quelquefois c'est sur la matière de la Méditation à la vive et nue compréhension de laquelle Il ouvre tellement l'esprit que, d'un plein vol, l'âme discerne tout ce qu'il y a et se transporte de toutes les merveilles qu'elle y aperçoit.

Comment le diable peut donner des goûts sensibles.

Mais le diable peut bien contrefaire ces consolations, fournissant de si agréables représentations à l'imagination qu'il lui découvrira de très belles vérités, et puis, remuant un peu les humeurs du cœur, il chatouille les sens et les remplit de joie; son dessein, en cela, est de faire en sorte que l'âme, s'y arrêtant et s'en repaissant avec un grand plaisir, tombe dans une gourmandise spirituelle et grossière com­plaisance en soi-même, de laquelle s'ensuivent quelquefois de grands maux de tête qui rendent la personne inapte, pour long­temps, à l'Oraison; quelquefois, une certaine présomption et vaine complaisance en elle-même, d'où proviennent des illusions et autres accidents fort étranges. C'est pourquoi, touchant ces goûts (de quelque part qu'ils puissent venir) il est d'une très grande importance d'en communiquer au Père Maître, incontinent, après les avoir sentis; car bien qu'il y ait de très grandes différences entre ceux qui viennent de Dieu et ceux que donne le diable, particulièrement, en ce que ceux-là naissent en la partie supérieure de l'âme, et ceux-ci ne sont, pour tout, que dans le sens; toutefois les Commençants, et bien souvent les plus avancés, se trouvent bien embarrassés, lorsqu'il est question d'en faire un infaillible discernement. C'est pourquoi nous donnerons ici

LES MARQUES POUR DISCERNER LES GOUTS SENSIBLES QUI VIENNENT DE DIEU D'AVEC CEUX QUE LE DIABLE PROCURE

Premièrement, quand les consolations sont fréquentes et de longue durée, pour l'ordinaire elles sont fausses, parce que celles de Dieu (comme le remarque saint Bernard) viennent rarement et durent peu[21]

C'est comme lorsque le soleil paraît entre deux nuées, il sort de dessous l'une, pour se cacher incontinent sous l'autre. Car, le dessein de Dieu, n'étant que d'enfoncer dans notre coeur le très agréable aiguillon de son amour, et de nous toucher si efficacement que nous nous portions sans cesse vers Lui en vertu de cette touche, après avoir donné son coup, Il se retire. Mais le diable demeure longtemps, parce qu'il a dessein d'enlacer l'âme, et de la faire devenir idolâtre de ce plaisir. C'est une bonne marque, lorsque ces douceurs viennent après une longue aridité; car cela signifie que Dieu veut abreuver de la céleste rosée la terre aride de ce pauvre caeur, d'où vient que ce n'est pas merveille de voir qu'il s'ouvre avec tant de plaisir pour recevoir les divines faveurs.

Secondement, il faut tenir pour suspectes celles qui viennent avec impétuosité, d'autant que Dieu n'est point dans la commotion, mais dans le souffle d'un doux zéphyr : « Sibilus aurae tenais » (3 Reg. 19, 12), ainsi qu'il est remarqué dans la sainte Écriture, qu'il se montra à notre Père, saint Élie. Et cette visite de Dieu, si douce et si suave, a cela de propre qu'elle tire l'âme au-dedans, tranquillise et recueille admirablement toutes ses puissances, au lieu que l'opération du diable porte le trouble dans l'âme et la laisse ordinairement distraite de Dieu.

Troisièmement, il faut se défier de certaines tendances trop molles, efféminées, qui portent l'âme insensiblement à une trop grande liberté, et quelquefois même à des mouvements déréglés dans le corps. Car l'esprit de Dieu est fort généreux, il est pur et saint et ne porte qu'à la pudicité et à la retenue et à la sainteté. C'est pourquoi il faut prendre garde de ne point se laisser aller à ces affections efféminées trop libres et indignes de la grandeur de Dieu avec lequel nous traitons; et l'on doit bien retenir que dans la bonne dévotion, l'amour a toujours la révérence pour compagne.

En quatrième lieu, les consolations spirituelles qui portent l'âme à la vaine complaisance de soi-même, à se préférer à ceux qui en sont privés, à les prendre comme des témoignages indubitables d'une grande vertu et perfection, doivent être réputées pour fausses et provenant du malin esprit : d'autant que l'esprit de Dieu, qui ne repose que sur les humbles, ne donne aussi que des sentiments pleins d'humilité.

Toutefois ce n'est pas que dans les goûts intérieurs que Dieu donne on ne ressente assez souvent, par réflexion, quelques petits mouvements de vanité, mais ils sont si faibles qu'ils s'évanouissent en un instant. Mais dans ceux que le diable excite, ces mouvements de vanité et de présomption sont presque le principal de ce que l'âme ressent et, partant, ils font assez connaître qui en est l'auteur.

Enfin les bonnes consolations portent toujours 1' âme à une exacte mortification et à une parfaite abnégation d'elle-même; et au contraire, celles qui sont fausses la portent à flatter le corps, à négliger les petites choses, à oublier la véritable et solide pratique des vertus, à la curiosité de l'entendement, à une grande estime de son propre jugement. Chacun, après avoir bien observé et reconnu les sentiments qu'il expérimente le plus ordinairement, en communiquera avec le Père Maître, afin de ne pas s'y tromper.

COMMENT IL FAUT SE COMPORTER DANS LES GOUTS DE DÉVOTION SENSIBLE [...]

AVIS TRÈS IMPORTANTS TOUCHANT LES GOUTS DE DÉVOTION SENSIBLE

1° Ceux qui sont d'un naturel tendre et sensible doivent marcher dans cette voie avec grande circonspection et sous la conduite sûre de leur Père Maître ou Directeur spirituel, autrement il est à craindre (comme ils sont ordinairement fort amoureux d'eux-mêmes, et qu'ils ont l'imagination vive et l'humeur incon­stante et inégale) qu'ils ne tombent en de fâcheux accidents. Car ils s'adoreront eux-mêmes comme de grands amis de Dieu, étant visités par de si abondantes grâces de sa part. Ils se plongeront à corps perdu dans cette mer de douceur qui les inonde, et s'imagi­neront voir ce qu'ils ne voient pas, entendre ce qu'ils n'entendent point, goûter et sentir ce qu'ils ne goûtent et ne sentent aucunement, au grand danger de se blesser la tête. Bref, recevant ces consolations, non pas judicieusement ni dans l'esprit de Dieu, mais par humeur, laquelle est en eux fort inégale, ils passeront souvent d'une extré­mité à l'autre, et pendant que le bon temps durera, ils seront extrêmement dévots, retenus et modestes; tôt après, ils seront émancipés, légers, insolents et téméraires.

2° Bien qu'on puisse quelquefois désirer ces goûts intérieurs et sensibles, afin de nous animer fortement au service de Dieu, il ne faut toutefois jamais les demander que sous condition, et avec intention d'en user purement selon la fin que sa Majesté y prétend. Il ne faut pas non plus venir à l'Oraison à dessein de les sentir, ni apporter une extraordinaire diligence, afin de se les procurer, ni user d'artifice pour les fomenter, accroître et prolonger; mais on doit tout simplement se préparer à l'Oraison et laisser à Dieu de nous en donner ou non, selon qu'il Lui plaira. Car les Oraisons dans lesquelles on est consolé ne sont pas toujours les meilleures.

3° Lorsqu'il plaît à Dieu de les donner, il faut s'y comporter avec bien de la discrétion, évitant d'un côté la violence et l'impé­tuosité, et de l'autre, l'oisiveté et l'inutilité; mais on doit aller par le milieu de ces deux extrêmes, c'est-à-dire s'en tenir à une action modérée, faisant comme les mariniers lorsqu'ils sont favo­risés d'un bon vent. Car, d'un côté, ils savent bien user de cette prospérité pour avancer leur voyage; mais ils ne mettent pas plus de voiles au vent que la capacité du vaisseau n'en peut porter, principalement dans les lieux où ils craignent les écueils, de peur d'y trouver leur naufrage. De même, dans la prospérité de la dévotion sensible, il n'y a qu'à ouvrir les voiles de notre cœur et nous laisser aller à ce vent favorable, mais non avec tant de véhémence ou dilatation, que ce même vent ne nous jette dans l'abîme.

4° Il faut encore, en l'abondance de cette sensibilité, se donner garde de faire des vaux ou des promesses indiscrètes à Notre­Seigneur, ou des résolutions de choses qui sont hors de l'ordre commun, ou qui ne peuvent arriver, comme serait de chercher les occasions du martyre, de coucher désormais sur la dure, de ne point approcher du feu quelque froid qu'il fasse, et d'autres grandes austérités que pratiquaient les anciens Pères du désert. Il faut donc conduire nos affections avec jugement, et nous attacher principale­ment à la correction de quelque vice ou défaut auquel nous sommes sujets, afin de franchir, avec cette aide, les obstacles qui nous ont empêchés jusqu'alors d'avancer et de donner à Dieu cette chose qu'Il nous demandait.

5° Si les larmes coulent en abondance, il faut les laisser couler. Car les saints Pères ont toujours fait grande estime de cette sorte de larmes, étant croyable qu'elles viennent de Dieu. Elles sont le lavoir de nos péchés, et une pluie féconde, laquelle arrosant la terre de notre cceur y fait germer les saintes vertus. Cette sorte de larmes doit donc être louée, mais il faut blâmer celles que l'on se procure par artifice, car c'est une pure hypocrisie et l'effet d'un amour-propre très grossier. Pour les autres, qui naissent d'une complexion tendre, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais le meilleur est de les empêcher, si l'on peut. Si toutefois les larmes provenant de la dévotion sensible sortaient avec trop de véhémence, ou bien qu'elles fussent si abondantes que la tête ou l'estomac en fissent mal, il faudrait les modérer par quelque sainte invention, changeant plutôt de sujet et prenant considération d'une autre matière différente.

6° Le trait de la grâce étant passé, il faut retourner à la méditation et faire comme à l'ordinaire, et, si l'on se trouve encore touché pour la seconde fois, on fera comme auparavant; et cette seconde touche étant passée, on retournera derechef à la voie ordinaire; et l'on continuera de la sorte jusqu'à la fin, prenant garde sur toutes choses, en cette voie, à ne pas donner entrée à une secrète présomption et à une fausse liberté des sens.

CHAPITRE XXIII. DE L'ÉTAT D'ARIDITÉ ET DE DÉLAISSEMENT

Comme il n'y a personne qui jouisse d'une si grande prospérité en ce monde qu'elle ne soit assez souvent traversée de quelque adversité de même aucun ne se rencontre qui jouisse continuel­lement des douceurs et des consolations célestes dans l'Oraison, sans y expérimenter quelquefois des sécheresses et délaissements.

Définitions. Nous appelons sécheresse un certain état dans lequel l'esprit est lassé, ennuyé, stérile et comme incapable d'avoir une bonne pensée de laquelle il puisse s'occuper.

Nous appelons délaissement l'état où il semble que Dieu abandonne l'âme et la délaisse sans lumière ni ouverture, sans goût ni affection, sans dévotion sensible ni satisfaction, comme si elle était destituée de toute pensée et application aux choses divines; si bien que tout ce qu'elle peut faire est de souffrir et de se tenir devant sa Majesté, comme si elle n'avait ni vie ni action. L'état de sécheresse et celui de délaissement sont tout semblables dans leurs peines. C'est pourquoi nous traiterons de l'un et de l'autre, tout ensemble; mais ils naissent de diverses causes, d'autant que la sécheresse provient de nous-mêmes et de nos faiblesses, et le délaissement nous est plus expressément envoyé de Dieu pour notre épreuve, nonobstant que nous n'ayons pas commis de fautes qui méritent cette punition particulière.

L'âme qui se trouve en cet état demeure fort étonnée, spéciale­ment au commencement de sa conversion; souvent elle est inconsolable, s'afflige extrêmement, croyant que tout est perdu et désespéré et que Dieu l'a en horreur, puisqu'Il la rebute de devant sa Face. Elle se tourne vers Lui pour Le conjurer de la regarder d'un eeil de miséricorde et de faire revenir le temps de la consolation, sur lequel, réfléchissant et se souvenant de ses délices passées, lorsque les montagnes distillaient la douceur, et les collines le lait et le miel; elle ne sait que faire, sinon gémir et quelquefois pleurer amèrement son désastre. Cependant, parmi tout cela, il lui semble que le ciel est d'airain et qu'elle habite une région de fer. Nous dirons, premièrement, les causes et les remèdes de l'aridité; secondement, comment il faut s'y comporter quand elle arrive. Et en troisième lieu, nous donnerons quelques avis importants qui concernent cet état.

DES CAUSES ET DES REMÈDES DE L'ARIDITÉ OU SÉCHERESSE SPIRITUELLE

1° La sécheresse donc arrive, premièrement, en punition de nos évagations et immortifications précédentes. Car c’est à bon droit que le Saint-Esprit se retire de nous, lorsque nous avons donné trop de liberté à nos sens, en regardant curieusement, ou en causant hors de temps, ou en disant des plaisanteries, ou en commettant semblables fautes. Le remède n'est autre que de retrancher tous ces dérèglements par une fidèle garde de notre coeur et attention à nous-mêmes.

Elle naît, en second lieu, d'une trop grande sollicitude et multiplicité dans les choses extérieures que l'on fait, bien qu'elles nous soient commandées par l'obédience; d'autant que notre caeur reçoit facilement l'impression de ce qu'il aime, et de ce dont il a un soin trop anxieux. Or, l'impression que les choses extérieures font sur lui est un grand obstacle à la réception de la touche de Dieu. Le remède sera d'en modérer l'ardeur et l'activité naturelle, tâchant de faire les choses sans attache et purement en vue de Dieu, se tenant toujours disposé à les quitter lorsqu'il plaira aux Supérieurs; prenant garde qu'elles ne dominent le caeur, et pensant souvent que la plus grande affaire que nous ayons en Religion c'est de bien faire Oraison, et que nous ne devons pas, pour quoi que ce soit, y apporter empêchement.

Troisièmement, la sécheresse procède quelquefois de la révo­lution des humeurs du corps, du changement de temps et autres occasions ou indispositions naturelles. Il n'y a point alors de meilleur remède que de patienter humblement devant Dieu, et de faire de temps en temps quelques actes intérieurs en forme d'oraisons jaculatoires, quoique ce soit sans aucun goût ni affection.

Lorsqu'on se trouve en aridité et que l'on n'y remarque aucune de ces trois causes, on peut croire que c'est Dieu qui l'envoie par un dessein particulier; soit pour éprouver notre fidélité, soit pour nous épurer des recherches et propres satisfactions que nous prenons assez souvent dans nos exercices spirituels, soit pour nous apprendre à le servir d'une foi nue et d'un cour désintéressé, soit pour nous faire sentir, par cette soustraction, que la dévotion qui nous transporte quelquefois ne vient pas de nous ni de notre propre effort, mais de Lui seul; et pour lors, on ne l'appelle plus aridité, mais délaissement de Dieu, à la façon qu'Il délaissa Notre-Seigneur sur la croix[22].

On ressent cette déréliction de deux manières. Car quelquefois ce n'est autre chose qu'une certaine impuissance d'agir, en sorte qu'on ne peut plus du tout entrer en matière, de quelque côté qu'on la prenne, et il ne reste presque aucun autre usage des puissances, non plus que si l'âme était éteinte dans le corps. D'autres fois, elle va plus avant et jette un pauvre esprit dans une grande tristesse, dans l'ennui, et presque dans le désespoir. La crainte qu'on a de n'être pas bien avec Dieu augmente cette peine, on se persuade qu'elle est un présage de la réprobation, et c'est par là que commencent ordinairement ces rigueurs, des dépouil­lements intérieurs, ces anéantissements, ces suppressions de tout l'actif, ces consomptions, ces martyres, ces langueurs et autres excellentes voies que Dieu tient, pour exercer les âmes plus fidèles et pour établir en elles son être, en détruisant le leur. Mais cela n'est pas pour les commençants.

COMMENT IL FAUT SE COMPORTER DANS L'ARIDITÉ

On peut voir, de ce que nous venons de dire, que l'aridité peut quelquefois venir de notre faute, et quelquefois non. C'est pourquoi, lorsque nous nous y trouvons, nous devons nous examiner, pour voir si nous n'avons pas donné à Dieu sujet de nous disgrâcier. Et si nous trouvons avoir commis quelque faute, il faut prier humblement miséricorde, Lui demander pardon, prendre la résolution de nous corriger et d'éviter les occasions de rechute, en nous imposant quelque pénitence pour cette faute. Après cela, il faut tâcher de rentrer en oraison et reprendre sa matière, implorant l'aide du Saint-Esprit.

Que si la porte demeure toujours fermée, il faut frapper et importuner sa Majesté, par soupirs et gémissements continuels, et par aspirations, quoique sans aucun goût. Si cela n'est pas suffisant, on peut faire oraison mixte, réciter quelques versets des psaumes, prononcer et repasser souvent en esprit quelques sentences de l'Évangile, tâchant de l'accompagner de quelque bonne affection. On petit encore (et c'est le meilleur pour plusieurs) lire dans un livre de méditation ou autre, qui soit propre à recueillir l'esprit. Mais, si tout cela ne réussit pas, il faut pâtir avec grande humilité et résignation, offrant à Notre-Seigneur cet état comme une juste pénitence de nos fautes et Lui disant : « Seigneur, autant qu'il y a de ma faute en ceci, je m'en repens et Vous en demande pardon; mais, en tant qu'il y a de votre justice qui me châtie ou de votre Providence qui m'exerce, je me résigne et me soumets à cette croix, ainsi qu'il Vous plait et pour autant qu'il Vous plaira ».

Si nous ne reconnaissons aucune faute de notre part, nous ne croirons pas moins que c'est avec grande justice que Dieu nous châtie pour nos péchés passés, et qu'il est bien raisonnable qu'Il nous tienne cette rigueur, après que nous avons été tant de fois rebelles, ingrats et désobéissants. On croira de plus, ce qui est certain, que la bonne Oraison n'est point incompatible avec cet état. Car elle ne consiste pas à avoir plusieurs bonnes pensées ni à produire quantités d'affections, mais la bonne Oraison est celle qui nous assujettit à l'état auquel Dieu nous veut; et nous devons être, non pas ce que nous voulons, mais ce que Dieu veut. Or Dieu veut en ce temps que nous soyons arides, et que nous L'honorions par notre patience; l'Oraison doit donc être, pour lors, de dire : Seigneur, ce que Vous voulez que je sois, je le veux aussi. Et celui qui sera fidèle en ce point ne laissera pas, quelquefois, de parvenir plus tôt au but auquel tend l'Oraison, que ceux qui jouissent d'une grande facilité. D'autant que la puissance de Dieu n'est pas réduite à n'avoir qu'une seule voie et qu'un seul moyen pour conduire nos âmes à l'intime union, par amour, avec sa Majesté. D'où vient que, si nous sommes fidèles à Le suivre, nous ferons en peu de temps de grands progrès parce que, s'Il soustrait d'une façon, Il donne très abondamment en une autre, et lorsqu'il semble nous abandonner, Il ne laisse pas de nous soutenir et d'agir en nous d'une manière imperceptible, mais réelle et véritable. Et si l'on demande en quoi, nous répondrons qu'Il donne toutes les grâces que l'on aurait obtenues en les Lui demandant, dans un état de ferveur, voire même quelquefois bien plus grandes, parce qu'il semble qu'un plus grand travail mérite bien un plus grand salaire. Or, il est bien plus pénible de demeurer l'espace d'une heure à genoux, sans dévotion, que d'y persister, deux heures entières, avec douceur et consolation.

Ceci devrait suffire, mais comme il y en a plusieurs qui perdent courage en cet état et quittent même tout à fait l'Oraison, croyant qu'ils y perdent le temps, nous leur donnerons trois enseignements.

Le premier, qu'ils aient une ferme créance que cet état de peine et de souffrance est de Dieu, aussi bien que celui de douceur, soit qu'ils y aient donné sujet par leurs fautes, soit que l'épreuve vienne de la seule disposition de sa divine Majesté. « Tuus est dies, et tua est nox », disait le psalmiste (Psal. 73, 16). C'est Dieu qui fait la nuit de ces obscurités, aussi bien que le jour des conso­lation. Sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus (Psal. 138.12), dit-il ailleurs. Il ménage aussi bien les affaires de notre perfection par les ténèbres que par la lumière. Dans cette ferme créance, le religieux fervent et courageux demandera à sa Majesté la grâce de supporter constamment cet état, de la façon qu'Elle le désire, c'est-à-dire : 1° comme une pénitence de ses péchés; 2° comme une participation aux agonies et aux délaissements de Notre­Seigneur; 3° comme un sacrifice en lequel son être propre semble être anéanti, toutes ses pensées absorbées, sans qu'il en puisse fournir aucune en son caeur tout brûlé du hâle et du feu de cette aridité.

Le second enseignement sera qu'ils consentent humblement à cet état, qu'ils y entrent volontairement, et qu'ils approuvent tout ce qui plaît à Dieu de faire d'eux et en eux, produisant, s'ils peuvent de temps en temps, quelques actes de patience et de résignation, et s'ils ne le peuvent pas, qu'ils se tiennent là, fermes et constants, tâchent d'honorer Dieu par leur impuissance et leur inutilité, et qu'ils disent en eux-mêmes : « Je crois que Dieu me voit, je l'honorerai et le bénirai en tout temps; si je ne puis le glorifier en agissant, je le ferai en souffrant, et quoi qu'il arrive, je ne me divertirai pas de sa sainte présence ». 

Le troisième enseignement sera de persévérer, avec une grande constance, dans cet état, autant de temps qu'il plaira à Dieu de les y laisser, résolus de Le servir purement et sans récompense, adhérant à sa Majesté par une foi nue, suivant ce mot de l'Écriture sainte : « Que le juste vit de la foi (Gal., 3, 11). Comme si la seule créance qu'il a, que Dieu est et qu’Il le voit, lui suffisait pour demeurer inébranlable en toutes sortes d’événements. Que si cette pensée même est supprimée, n’importe, il faut demeurer là pour l'amour de Dieu, quand même on y serait comme une souche, et quand on n'y ferait autre chose que regarder le Crucifix.

Le bienheureux saint Macaire étant un jour interrogé par quelques frères sur la manière dont ils devaient se comporter à l'Oraison, il leur dit : qu'il n'était pas nécessaire de parler beaucoup, mais seulement de dire : « Domine, sicut vis, et scis, miserere mei. » Seigneur, ayez pitié de moi autant que Vous savez que j'en ai besoin, et autant que Vous le voulez. Il ajouta que, si nous ne jouissons pas de la paix, il suffit de dire : « Seigneur, aidez-moi ».

Mais surtout, on ne doit jamais perdre courage, et bien qu'il nous faille sentir la peine, vu que si on ne la sentait pas, ce ne serait pas une peine, toutefois il ne faut pas s'en inquiéter, beaucoup moins s'y abîmer et s'y noyer. D'autant que Notre-Seigneur a sanctifié cet état de peine par son extrême abandon sur la croix, comme Il a sanctifié l'état de consolation dans sa transfiguration sur le Thabor. Nous devons donc chérir également l'un et l'autre, et croire que nos affaires vont très bien, si nous y sommes également fidèles. Pour y parvenir, il est besoin d'observer les avis suivants.

AVIS POUR L'ÉTAT D'ARIDITÉ

Le premier avis sera de ne pas vouloir tirer par force l'eau de la pierre et l'huile du rocher. C'est-à-dire qu'il ne faut pas vouloir, par violence, puiser de bonnes pensées ni produire de bonnes affections de ce fond stérile, sec et aride; car ce serait se rompre la tête en vain, puisque Dieu n'en veut pas donner; bien au contraire, Il veut que l'âme en demeure pour lors entièrement dépouillée. C'est donc le meilleur d'être content de ce que Dieu veut et de demeurer paisiblement en sa présence, Lui montrant humblement et nûment son pauvre état et Lui disant : Anima mea sicut terra sine aqua tibi (Psal. 142.6). Seigneur, voyez mon âme devant Vous, comme une terre aride et toute crevassée de sécheresse. Et il n'est pas question d'y penser ni d'y parler beaucoup, il est nécessaire d'y être avec les dispositions intérieures que Dieu désire de nous. Parce que les paroles ne sont que pour exprimer les pensées, et les pensées ne sont que pour exprimer le fond et la disposition de l'âme. Mais Dieu connaît l'un et l'autre, car Il pénètre le plus intime du coeur, tellement que, quand l'âme est bien disposée, elle n'a que faire de le Lui dire ni de le Lui témoigner, soit par pensée, soit par parole, afin qu'Il le sache. Il suffit donc pour lors qu'elle s'expose devant Lui, puisque son état et sa disposition parlent et prient, sans qu'il soit besoin d'autre chose.

Le second avis sera de prendre garde, d'un autre côté, à ne pas se laisser aller indifféremment et avec négligence à toutes sortes de pensées, sous prétexte qu'on est dans l'impuissance de s'occuper avec Dieu, parce que sa Majesté désire que l'âme ne se rende pas moins attentive à Lui plaire en cet état que dans tous les autres. Elle doit considérer que toute l'heure de l'Oraison Lui est con­sacrée, et tâcher de l'employer du mieux qu'elle pourra, en la façon que nous avons déjà dite. Et certes, quiconque aura la volonté bonne ne sera pas en peine pour passer cette heure fructueusement, quand il ne devrait faire autre chose que réciter quelques psaumes vocalement et renouveler, à la fin de chacun, le bon propos avec lequel il a commencé l'Oraison, disant : « Seigneur, ainsi que Vous le voulez, ainsi soit-il fait. C'est toujours beaucoup que votre Majesté me souffre en sa présence, et qu'Elle ne me prive pas entièrement du bonheur qu'il y a de la glorifier, puisque je le puis faire en souffrant aussi bien qu'en agissant. » Ce qui est fort à remarquer, tant pour la consolation des simples que pour la con­fusion des négligents, car celui-là a véritablement le meilleur Maître et Directeur de l'Oraison, lequel a bonne volonté d'y contenter et d'y glorifier Dieu.

Troisième avis : Enfin il faut bien prendre garde de ne donner entrée ni à la tristesse ni à l'impatience et au désespoir de rien faire qui vaille, d'où s'ensuivrait l'abandon des exercices spirituels. Au contraire, il faut nous réjouir de trouver une si favorable occasion de témoigner à Dieu combien nous L'aimons. D'autant que c'est une marque évidente d'un amour fort et désintéressé, de Le servir sans consolation. Mais aussi la récompense en sera bien plus abondante; car le serviteur qui persévère à travailler dans la vigne de son Maître, par le mauvais temps, mérite bien davantage que celui qui jouit d'un temps doux et favorable. Il en va de même du travail de l'Oraison, dans laquelle, conséquent, il faut nous consoler dans la créance certaine que notre peine sera suivie d'un très grand fruit. Et si cette peine nous déplaît en elle-même, elle doit au moins nous plaire, parce qu'elle vient de Dieu.

CHAPITRE XXIV. RÉSOLUTIONS DE QUELQUES DOUTES TOUCHANT L'ORAISON

Plusieurs difficultés peuvent naître dans l'esprit de nos Frères, quand ils commencent à s'adonner à l'Oraison, lesquelles nous résoudrons en ce lieu, ainsi que nous l'avons ci-devant promis, afin, qu'autant qu'il est en nous, il ne manque rien à l'accomplis­sement de ce traité. Et premièrement nous parlerons

I. DES DOUTES TOUCHANT LA PRÉPARATION

Que faut-il faire, quand on sent un dégoût ou une répugnance à l'Oraison? Il faut être grandement fidèle à se vaincre, et à ne pas manquer de s'y trouver et à y faire bien son devoir, car c'est une manifeste tentation du diable. Il faut de plus, tâcher de regagner l'affection de ce saint exercice, en faisant quelque heure de récol­lection extraordinaire, demandant la permission de garder la solitude ou le silence un jour, à ce dessein; ou bien, offrant à Notre-Seigneur, à ce sujet, quelque acte de pénitence ou de mortification corporelle. Un malade qui a perdu le goût ne fait-il pas tout son possible pour le recouvrir? Parce que la nourriture qu'il prend à contre­coeur lui étant insipide, ne lui fait point tant de bien que celle qu'il prend avec appétit. Si, néanmoins, il ne le peut recouvrer il ne laisse pas de s'efforcer de manger, d'autant que c'est ce qui lui peut entretenir la vie et, s'il y manquait, il se verrait bientôt aux abois. Il faut dire la même chose du goût intérieur au sujet de l'Oraison, laquelle est la nourriture de nos âmes.

Est-ce manque de préparation que, de tous ceux qui s'adonnent à l'Oraison, il y en a si peu qui y fassent des progrès? Oui, c'est manque d’observer les règles de la préparation, qu'on appelle éloignée, d'autant que les uns sont trop attachés aux aises de leur corps et veulent mener une vie douce et trop indulgente à leur nature. Les autres ne se donnent pas assez de peine pour bien gouverner leurs sens et régler leurs pensées, ayant continuellement l'esprit dissipé et occupé de mille fantaisies impertinentes et chimériques. De sorte que, vivant avec trop grande liberté quant au corps et dans l'esprit, ils perdent la dévotion, ils étouffent l'esprit de componction, ils deviennent peu sérieux, mais s'exté­riorisent en toute leur conduite, et ensuite le Saint-Esprit se retira d'eux, ainsi que dit le Sage : Spiritus Sanctus disciplinae effugiet fictum, et auferet se a cogitationibus quae sunt sine intellectu (Sap. 1.5). « Le Saint-Esprit ne se trouvera pas là où on ne travaille point sérieusement à la réformation de soi-même et au bon règlement de son intérieur, et il se retirera d'un cœur, lequel se laisse emporter à des pensées impertinentes. Pour ceux qui sont trop adonnés aux aises de leurs corps, Dieu a dit, au livre de la Genèse : (Gen. 6.3). “Mon esprit ne demeurera pas dans l'homme, parce qu'il est chair”.

Quelle est la meilleure disposition à l'Oraison? C'est la bonne volonté. Car, bien qu'il soit nécessaire de s'astreindre, autant qu'il est possible dans le commencement, aux préceptes que nous avons donnés, il est toutefois bien meilleur et plus nécessaire d'avoir une grande affection de bien faire oraison que d'en savoir la méthode, parce que cette affection est seule suffisante pour apprendre à l'âme comment elle doit faire; et la méthode que nous avons donnée sera inutile, si on ne la ressent auparavant. Cette seule affection avait très efficacement instruit ce bon frère lai de notre observance) lequel venant à l'Oraison bien lassé de travail, continua plusieurs années à ne faire que cette courte mais excellente prière : « Mon Dieu, disait-il, je suis un pauvre ignorant,  tout ce que vous savez que je devrais Vous dire, je Vous le dis. Faites-moi la grâce de mourir, plutôt que de faire ma propre volonté ».    

Le saint abbé Paphnuce ayant converti la bienheureuse peni­tente Thaïs l'emmena au désert et l'enferma dans une cellule.

Comme il voulait se retirer, elle lui demanda comment elle devait prier. Le saint Père lui dit qu'ayant beaucoup offensé Dieu, elle ne méritait pas de prononcer son nom adorable, mais qu'elle dise seulement : « O Vous qui m'avez créée, ayez pitié de moi ». Elle vécut trois ans depuis, avec une très amère componction ; et son oraison ne fut point autre que ces deux ou trois paroles. Néanmoins, elle devint une très grande sainte, jusqu'à ce point que son trépas fut accompagné de plusieurs révélations de sa gloire, qui furent faites aux Pères du désert. Ceux donc qui ont la bonne volonté doivent se consoler, bien qu'encore ils ne puissent ni retenir ni pratiquer les préceptes comme nous les avons ordonnés, pourvu qu'ils fassent tout ce qui est en leur pouvoir.

Est-il à propos de lire beaucoup de matière, afin de se préparer à l'Oraison? C'est une erreur de quelques-uns qui, craignant de manquer de matière, lisent beaucoup et avec grande anxiété, faisant un amas de plusieurs belles conceptions dans leur esprit, à dessein de les étaler par après, dans l'Oraison. Ceux-là perdent bien du temps et ne font rien qui vaille. Il suffit de choisir deux ou trois points ou vérités, lesquelles plairont davantage à l'esprit en les lisant, et desquelles on pense être plus touché en les méditant.

Y a-t-il inconvénient de changer souvent de livre de méditation? Oui, d'autant qu'il faut continuer celui qu'on aura entrepris, afin de s'acquérir des connaissances suivies dans les matières qu'on médite. Si toutefois on n'a ni goût ni ouverture sur les matières de quelque livre, on en avertira le Père Maître, afin de le changer, s'il le juge à propos.

2. DOUTES SUR LA MÉDITATION

En quoi faut-il éviter la curiosité lorsqu'on médite? En deux choses. Premièrement, il ne faut pas être curieux à examiner si le mystère ou le point qu'on médite est véritable, mais il faut le croire simplement, parce que la foi est le premier fondement de la méditation, comme la méditation est le réveil de la foi.

En second lieu, il ne faut pas être curieux à chercher de belles paroles, non plus qu'à trouver de belles pensées, lesquelles ne sont ordinairement qu'une récréation d'esprit, d'où l'âme ne retire autre chose que sa propre satisfaction. Il faut tendre premièrement à gagner notre coeur, et à le résoudre efficacement de corriger quelque imperfection, ou d'acquérir quelque vertu. Et si le cceur peut, une bonne fois, être gagné à Dieu, on a tout gagné. Car il n'est point tant question de connaissance que d'amour, et si on a de l'amour pour Dieu, il sera une source intarissable d'excellentes lumières et de saintes pensées, ainsi que notre Père Dominique l'a remarqué dans ses exercices, et plusieurs d'entre nos Frères l'ont expérimenté, car les connaissances ne sont point si puissantes pour nous échauffer dans l'amour de Notre-Seigneur, que l'amour de Notre-Seigneur est puissant pour nous fournir de très belles et excellentes connaissances. Il faut donc tendre uniquement à gagner notre ceeur à Dieu, et les sentiments et les paroles les plus simples sont les meilleurs pour cet effet.

Est-il bon de méditer plusieurs fois sur un même sujet? Oui, principalement si on est beaucoup touché, et si l'on y trouve toujours un plus grand goût et de plus grands sentiments. Si toutefois quelqu'un se rencontrait, lequel ne fut ordinairement touché que de deux ou trois vérités, par exemple, de la vanité de toutes les choses d'ici-bas en comparaison de l'éternité, ou bien, de l'excellence de la gloire future, il ne doit pas quitter pour cela toutes sortes d'autres sujets de méditation pour ne s'arrêter qu'à ceux-là, parce que le but de l'Oraison n'est pas seulement de nous maintenir dans le bon chemin, ce qui peut bien se faire par un seul sentiment bien goûté, mais de croître de plus en plus en amour et en reconnaissance, ce qui se fait le plus ordinairement en méditant sur plusieurs matières, afin d'éclairer de plus en plus l'entendement.

Que faut-il faire quand on n'est pas touché d'un des points de la méditation? Après s'être raisonnablement et doucement efforcé d'en tirer quelque lumière, on doit le quitter pour passer à un autre; en sorte que, si le premier est insipide, on prenne le second; si le second manque, qu'on prenne le troisième; et si aucun ne touche, il faut patienter humblement, avec persévérance, ne laissant pas de produire quelques bonnes résolutions, quoique ce soit sans goût ni sentiment; parce quelles pourront être plus efficaces que celles qu'on ferait avec grande connaissance et ferveur; que si l'on croit devoir être touché de quelque autre matière, on peut la prendre; et si on trouve qu'en effet on en tire profit, on pourra la pratiquer ordinairement. Si, au contraire, changeant de sujet, on se trouve également froid, on se tiendra ferme et avec patience au premier qu'on a choisi, bien qu'il semble que ce soit inutilement.

Jusqu'à quel point doit-on s'arrêter aux représentations corporelles, dans la méditation des mystères? Autant qu'elles sont utiles pour empêcher l'imagination de courir et de vagabonder, et non plus. Parce qu'il faut passer le plus tôt qu'on peut aux considérations intellectuelles. Par exemple, si l'on médite sur l'enfer, il ne faut pas s'arrêter dans la seule représentation du feu, des diables, et autres choses qui le rendent horrible; mais on doit, incontinent, considérer l'éternité de ces peines, l'énormité du péché qui en est la cause, la rigoureuse justice de Dieu, etc. Pareil­lement, si on médite sur la naissance de Notre-Seigneur, après avoir formé une idée de l'étable, de la crèche et du foin, on doit tout aussitôt passer à la considération du mérite de Celui qui naît, de l'amour qu'Il nous porte, des motifs qu'Il a eus de naître de la sorte, des vertus qu'Il a pratiquées, etc.

Quand faut-il quitter le discours? Incontinent que l'on se sent ému de quelque sainte affection, laquelle il faut tâcher d'entre­tenir, sans néanmoins divertir l'entendement de la vérité connue, mais le retenant, afin qu'il ne passe point outre, jusqu'à ce que la volonté ait produit ses affections.

Souvent il arrive que, du premier aspect, l'esprit comprend si parfaitement toute la matière et s'en délecte si fort, qu'il est doucement contraint de tenir l'ceil de sa pensée, simplement ouvert et fixé dessus, sans autrement discourir. Par exemple, considérant l'humanité sacrée de Notre-Seigneur, entre les mains des soldats qui le couronnent d'épines, Lui crachent au visage, Lui donnent des soufflets, l'entendement vient peut-être à coin­prendre, avec un haut sentiment, l'ineffable patience et mansuétude de Jésus-Christ, sans qu'il lui soit possible de passer outre. Cela est très bon, et il suffit de continuer ce simple regard sans autre discours, et de fomenter le sentiment duquel on se trouve touché pour lors. Que si parfois on se sent tiré par Dieu dans un grand repos interieur, il faut quitter le discours et se laisser aller douce­ment à ce trait de la grâce, demeurant nûment et simplement devant Notre-Seigneur, afin de s'entretenir et de se réjouir avec Lui au plus intime de soi, sans qu'il soit besoin de produire des actes formés à dessein, et réflexion actuelle sur ce que l'on fait; d'autant qu'il n'est pas possible que l'âme soit oisive en cet état, et il ne faut que la laisser agir selon sa touche.

Si les bonnes pensées, qui viennent quelquefois dans la méditation sont différentes du sujet qu'on a préparé, faut-il les rejeter? Non, il faut les suivre et s'y arrêter. D'autant qu'il est croyable qu'elles viennent de Dieu. Toutefois, si cela arrivait souvent, et qu'à la fin on s'aperçût de ne pas en tirer grand profit, il vaudrait mieux poursuivre sa matière. Niais on ne manquera pas de consulter, là-dessus, le Père Maître. Pareillement, s'il arrive quelque puissant mouvement sur quelque sainte pratique, ou sur une vertu, bien qu'il ne revienne pas au sujet de la méditation, il ne faut pas moins l'entretenir et même s'y arrêter plus longtemps.

Ceux qui s'occupent facilement d'eux-mêmes, sans s'attacher à aucun artifice ni industrie, doivent-ils se contraindre à suivre les préceptes donnés ci-dessus? Cela n'est pas nécessaire, et s'ils voient que leur affection s'excite facilement à la première vue de leur matière, avec une certaine élévation de leur pensée au-dessus des représentations sensibles, ils s'y laisseront doucement aller et s'occuperont avec Dieu, selon qu'ils se sentiront poussés inté­rieurement, faisant beaucoup plus travailler la volonté que l'entendement.

Et si encore, parfois, ils se trouvent élevés à la claire connais­sance de quelque vérité fort étendue, dans laquelle il leur semble que leur esprit se réjouit et se dilate avec une facilité non pareille, sans que rien ne le borne ni ne l'arrête, comme un oiseau qui vole dans un air très beau et très pur, la volonté se trouve tout ensemble remplie et regorgeant de douceurs et de saintes affections à la vertu, ils recevront cette grâce singulière de Notre-Seigneur, ainsi que nous avons dit ci-dessus, en communiqueront au Père Maître, et la prendront comme un signe que sa Majesté veut être servie d'eux avec plus grande fidélité, et qu'ils doivent davantage s'adonner au saint exercice de l'Oraison.

Est-il bon de demeurer par intervalles, quelque temps en silence intérieur? Oui, principalement à la fin de chaque point, afin de donner lieu au Saint-Esprit de parler à notre cœur. D'autant qu'il arrive assez souvent que pour trop parler nous-mêmes nous n'entendons pas sa voix, et toutefois, un seul mot de sa bouche nous instruirait beaucoup plus qu'un grand nombre de nos méditations ordinaires. Mais, pour cela, il faut être fort tranquille et bien recueilli intérieurement.

Ceux qui ne peuvent pas du tout méditer ni arrêter pour longtemps leur esprit à aucune matière, étant néanmoins d'ailleurs fort désireux de prier Dieu et affectionnés à son service, peuvent-ils espérer d'avancer au chemin de l'Oraison? Oui, s'ils persévèrent dans leur bonne volonté et dans la pratique des bonnes couvres et de la mortification. Ceux-là doivent fort pratiquer l'exercice de l'aspiration, soit dans, soit hors de l'Oraison. Ils doivent aussi ordinairement porter leur livre de méditation ou autre livre spirituel avec eux afin d'accompagner leur méditation de lecture et d'arrêter, par ce moyen, leur esprit. Et lorsqu'ils y trouveront quelque passage qui les touchera, ils fermeront le livre et tâcheront de le considérer quelque peu, afin d'en tirer profit pour l'amendement de leur vie. Plusieurs ont remporté un aussi grand fruit de cette méthode, que les autres font de leurs longues et profondes méditations.

Il sera encore très bon pour eux de se servir d'une douce et naïve représentation des mystères de la vie et de la Passion de Notre-Seigneur sans autrement les approfondir; demeurant devant Lui, avec une vive foi de sa présence, et laissant affectueusement aller leur coeur aux premiers mouvements d'affections qu'ils ressentiront, sans user d'autres artifices ni discours, à la suite de ce simple regard.

Tantôt, ils s'attendriront de douleur et de compassion sur ses souffrances, dont ils Le remercieront. Tantôt, ils Lui découvriront leurs faiblesses et imperfections. Tantôt, ils s'offriront de Le servir de tout leur coeur, et de s'exercer avec courage à l'obédience et aux couvres de charité et d'humilité. Cette sorte d'Oraison n'ayant pas besoin de beaucoup de travail et d'application, il n'y a personne qui puisse justement s'en excuser. Et il est bien certain qu'on en retire un grand fruit, car la meilleure Oraison n'est pas celle qui est remplie de beaucoup de pensées et conceptions, mais celle qui procède d'une meilleure volonté, et laquelle est suivie d'une plus grande fidélité à se corriger, et à s'exercer dans les bonnes couvres.

La bienheureuse sainte Thérèse recommande fort cette sorte d'Oraison, et confesse qu'elle en a rapporté elle-même de grands profits, parlant à ses religieuses en ces termes : « Que celles qui ne peuvent guère discourir avec l'entendement, tenir leur pensée sans se divertir, se tiennent toujours près de Notre-Seigneur et vrai Maître. Je ne demande pas que vous réfléchissiez sur Lui, formant plusieurs conceptions, ni que vous fassiez de grandes et délicates considérations avec l'entendement. Je ne désire rien pour le présent, sinon que vous Le regardiez. Qui voudrait détourner les yeux de son âme de dessus Notre-Seigneur? Vous regardez bien des choses difformes, et vous ne voudriez pas vous arrêter à regarder la plus belle chose du monde? Vous Le verrez quand vous voudrez, Il n'attend autre chose, sinon que vous Le regardiez. Il estime tant le moindre de vos regards qu'Il apporte toujours la diligence de son côté, afin de nous engager à le Lui donner. Si vous êtes tristes et désolés, mettez-vous sur la voie du jardin, où son âme était si affligée, que Lui, la patience même, s'en plaint; ou bien, regardez-Le attaché à la colonne, chargé de douleurs, sa peau déchirée, pour 1 amibe qu'Il vous porte, persécuté des uns, couvert de crachats par les autres, désavoué de ses amis, abandonné de ses disciples, sans aucune assistance, gelé de froid et en tel désarroi, que vous pouvez bien vous consoler avec Lui. Ou bien regardez-Le, portant sa croix, si harcelé qu'ils ne Le laissent respirer, et Il vous regardera de ses beaux yeux pitoyables et larmoyants, Il oubliera ses douleurs pour soulager les vôtres seulement, afin que vous alliez vous consoler avec Lui et que vous tourniez la tête pour Le regarder ». Voilà comment parle la sainte.

10° Ceux qui marchent en ténèbres dans l'Oraison doivent-ils désespérer d'y avancer et la quitter? Non, d'autant que la voie ténébreuse, sèche, déserte et pierreuse est aussi bien de Dieu que celle qui est facile et lumineuse. Si donc quelqu'un est conduit à l'aveugle, sans savoir où il est, ni par où il marche, ni où il va, ne sentant que dégoût et aridité, quelque préparation et industrie qu'il puisse apporter, celui-là a besoin surtout d'une grande patience et résignation entre les mains de Dieu, afin de suivre constamment ce chemin, quoique pénible et si plein de travaux. Il doit obéir en cela à Notre-Seigneur d'un amour nu, fort et désintéressé, se confier en sa sainte conduite et L'aimer en cela même. Et cette voie est d'autant plus excellente, plus solide, plus parfaite, qu'elle est plus cachée et plus éloignée de tout contentement, soit sensible, soit spirituel. Ce qui fait qu'elle n'est que pour les grandes âmes, désireuses de la haute perfection, lesquelles ont très particulièrement besoin, pour ce sujet, de communiquer souvent, avec leur Père Maître ou Directeur spirituel.

3. LES DOUTES TOUCHANT L'AFFECTION

Que doit-on faire lorsque la volonté ne s'émeut aucunement de la méditation? Il ne faut pas entrer en impatience, mais souffrir humblement et avec résignation; d'autant que c'est en cela que consiste la meilleure partie du profit que Dieu veut que l'on remporte de cette Oraison. Et certes, ce profit n'est pas petit, car cette humble résignation plaît grandement à sa Majesté. Il faut donc embrasser, en cela, sa sainte volonté; et Le louer par le silence, lequel Il nous commande, puisqu'Il ne nous inspire rien pour le Lui dire.

Si on ne peut même former ces actes de résignation, on doit, au moins, en former les désirs; et, s'il semble qu'on n'en peut produire les désirs, il faut prier Dieu de se louer Lui-même en nous, en la manière qu'Il le désire, nous abandonnant à Lui, pour cela, parfaitement.

Bref, si on était dans un état d'insensibilité, sans pouvoir rien faire du tout, il faudrait le souffrir, et cela vaudra d'autant mieux qu'il y aura moins de satisfaction de notre part. Il est fort bon, en cette rencontre, de recourir à la Glorieuse Vierge ou à quelqu'un de ses saints patrons, afin d'obtenir par leur moyen la grâce du Saint-Esprit, si tant était qu'elle nous fût refusée en punition de nos fautes.

Ne faudrait-il point se forcer de produire des affections malgré cet état? Non, parce que la volonté est une puissance libre, laquelle ne peut et ne doit pas être violentée. Il suffit donc de l'exciter raisonnablement, par toutes les considérations dont on pourra s'aviser; si cela ne réussit pas, on doit simplement pâtir, puisqu'on ne peut agir, autrement on se mettrait en danger de se causer un grand mal de tête. Car c'est à quoi peut se rapporter ce que dit le sage : Qui fortiter premit ubera ad eliciendum lac, exprimit butyrum; et qui vehementer emungit, elicit sanguinem (Prov. 36.33).

L'âme ne pourrait-elle pas, au moins, s'aider pour lors de quelque formulaire d'actes de résignation et d'abaissement devant Dieu? Oui, elle le peut en ces termes, ou semblables:

Formulaire d'acte de résignation et d'abaissement.[23] « Seigneur, dans mon impuissance, je me résigne très humblement à votre sainte volonté. Je suis bien aise que Vous soyez si grand et si élevé au-dessus de moi que je ne puisse rien comprendre de moi-même. Je confesse aussi que je ne suis pas digne que Vous me regardiez, ni que Vous pensiez à moi. Et quoique Vous ne me rebutiez pas de votre divine présence, toutefois je sais bien que je ne mérite pas de Vous louer ni de parler à votre Majesté. Au contraire, je La déshonore lorsque je le fais, parce que tout ce que je pense d'Elle, et tout ce que je Lui dis, est infiniment au-dessous de ce qu'Elle est en réalité. Agréez donc, Seigneur, que je Vous loue maintenant par mon silence. Je prétends vouloir tout ce que Vous voulez de moi, et Vous dire tout ce que Vous Vous dites à Vous­même, et Vous donner toutes les louanges que Vous recevez des bienheureux en votre gloire.

D'où vient que l'affection des uns se trouve ordinairement plus tôt échauffée que celle des autres? Cela peut venir de deux causes ­: Premièrement, d'une tendresse de naturel, lequel est facile à recevoir l'impression de toutes sortes d'objets. Ceux qui sont de cette nature ne doivent pas discontinuer la méditation, sitôt qu'ils se sentent médiocrement touchés, mais ils doivent se contraindre de la poursuivre. D'autant que ce serait une chose infructueuse de passer toute l'Oraison en larmes et douces affections (qui, pour l'ordinaire, ne sont qu'effets de nature en ces personnes), sans faire ce qui est le plus nécessaire.

Secondement, cela peut venir de ce que l'on a déjà acquis beaucoup de connaissances des choses de Dieu par les méditations précédentes, en sorte que l'âme se trouve si clairvoyante que, si elle voulait s'arrêter davantage à considérer sa matière, elle s'obscurcirait et se refroidirait. Il ne faut pas que ceux-ci s'opiniâtrent à vouloir méditer, mais ils doivent jouir du fruit de leurs travaux précédents et donner tout le temps à l'affection, puisqu'ils trouvent d'abord la moitié de leur besogne faite, c'est­à-dire l'entendement très bien éclairé et instruit sur la matière qu'ils s'étaient proposée. Cette pratique n'est propre qu'aux profitants, lesquels pourront aussi quelquefois (ayant été empêchés de se préparer à l'Oraison) rappeler à leur esprit quelques-unes de leurs précédentes méditations, afin de savourer derechef ce qu'ils y ont goûté, et de s'occuper utilement dans les affections, qui s'exciteront en leur ceeur.

Si l'affection est véhémente et comme un feu ardent qui brûle le cceur, faut-il s'y laisser aller dans toute l'étendue? Non, princi­palement les commençants. Mais il faut en modérer les trop grandes ardeurs; soit en modérant l'action de l'esprit, même en changeant de matière, si ce feu ne se tempérait. D'autant que cela pourrait causer des douleurs de tête et débiliter l'estomac, ce qui rendrait l'âme incapable de faire de longtemps Oraison; et il est à craindre que cet excès ne vienne plutôt de quelque cause naturelle que de l'opération du Saint-Esprit.

Comment faut-il entretenir l'affection, quand on voit qu'elle se ralentit? Il faut faire comme celui qui jette du bois au feu et le souffler, de peur qu'il ne s'éteigne. Car il faut mêler la considération avec l'affection. Et si, quelquefois, la volonté se trouve excitée de je ne sais quelle sorte d'amour de Dieu, mou et oisif, sans vouloir rien faire ni entreprendre pour Lui, on doit la faire se résoudre par de pressants motifs à entreprendre quelque chose pour sa gloire; comme est le retranchement de quelque imperfection ou la pratique de quelque bonne oeuvre, sans la laisser ainsi indéterminée et suspendue.

Est-il nécessaire de parler toujours à Dieu en seconde personne dans les affections qu'on produit ? Non, car on peut apostropher tantôt son âme, tantôt les saints et les autres créatures. On peut encore se contenter de ruminer posément le point auquel la volonté a pris goût, s'y affectionnant dans le secret du cceur, sans parler ni à Dieu ni à soi-même.

L'empressement de quelques-uns à produire plusieurs actes de diverses vertus est-il blâmable? Oui, cette façon de faire est pleine de distraction, et, sachant de quelle vertu nous avons plus grand besoin, dans l'état présent, il s'y faut principalement arrêter, sans néanmoins rejeter les autres actes qui se présentent comme d'eux-mêmes. Mais on ne doit pas aller par-ci, par-là, vagabondant, pour en chercher avec anxiété.

Ne faut-il pas estimer par-dessus tout les sentiments du plus haut et du plus pur amour de Dieu? Il faut les recevoir avec humilité, lorsque sa Majesté les donne, mais il ne faut jamais s'écarter des actes de révérence en notre bassesse, d'humilité en notre misère et de douleur pour nos péchés. D'autant que sainte Thérèse a très bien dit que jamais on ne doit se dépouiller des sentiments d'une très humble et sincère componction, qui est le pain quotidien avec lequel on doit manger toutes les viandes des autres saintes affections.

10° Que faut-il faire quand on a peur de ne pas tenir les promesses qu'on a faites à Dieu? Il faut quitter cette conscience trop craintive et défiante, espérant le contraire, par l'assistance de la grâce, sans se laisser vaincre par la pusillanimité ni par le souvenir des fréquentes rechutes dans les mêmes fautes. Car il faut toujours attendre de la Divine Bonté la délivrance de ses faiblesses.

11° Lorsque l'âme n'a pas tout le succès ni la satisfaction de son Oraison, que doit-elle faire? C'est une bonne pratique de s'affec­tionner pour lors aux choses qu'on a méditées, non pas selon la faible connaissance qu'on en a, mais selon que Dieu les connaît, Lui disant par exemple : « Seigneur, je désire faire telle ou telle chose pour votre gloire, et avec une affection, non pas mesurée à la petite connaissance que j'en ai, mais avec le désir de Vous glorifier autant que Vous savez le mériter”. C'est bien faire aussi d'offrir à sa Majesté nos sentiments imparfaits en union avec les très parfaits qu'a eus Notre-Seigneur jésus-Christ sur la même matière; comme aussi nos divagations involontaires pour faire hommage à la très divine attention qu'il a toujours eue dans ses Oraisons; nos tentations importunes, pour honorer son infinie sainteté, nos inquiétudes pour honorer son invariable tranquillité, référant ainsi les imperfections involontaires qui sont en nous, à la gloire des vertus contraires qui sont en sa Sainte Humanité. Car cette manière de glorifier Dieu Lui est très agréable, et à nous très profitable.

12° Que reste-t-il à faire après la fin de l'Oraison?

Premièrement, il faut faire un examen pour voir comment on s'y est comporté. Si on avait bien préparé sa matière. Si on s'est tenu en la présence de Dieu attentif et tranquille; ou si, au contraire, on y a été troublé et distrait, et d'où est venu cela. Quelles touches et sentiments on a reçus, à quoi ils portent; l'obligation qu'on a de les réduire en pratique et ce qu'on a déterminément promis à Dieu.

Secondement, on doit tâcher de conserver tout le long du jour le recueillement qu'on a acquis dans l'Oraison, entretenant autant qu'on pourra, par oraisons jaculatoires, les bonnes affections qu'on y a senties; fuyant la curiosité de la vue et le trop parler. Car le très dévot Religieux Thomas a Kempis a très bien dit : « La dévotion se perd bientôt, si on ne la garde à la faveur du silence ».

En troisième lieu, il est très utile de rappeler parfois à la mémoire les bonnes résolutions qu'on y a prises et de les renouveler. Enfin, il est fort utile d'écrire en un petit cahier, en peu de mots, le fruit qu'on en a tiré, ne fût-ce que pour en rendre compte au Père Maître, lorsqu'on ira lui communiquer l'état de son intérieur.

13° A quoi reconnaît-on l'avancement d'un Religieux dans l'Oraison? A une plus grande paix intérieure, à une plus grande indifférence aux choses d'ici-bas, à une plus grande retenue des sens et de la langue, à une plus grande soumission, obéissance et mortification de sa propre volonté, à une plus grande possession de soi-même et attention sur toutes ses actions. Car les anciens Pères disaient très bien que le Religieux qui fait Oraison et qui n'en est pas plus mortifié ni recueilli, est semblable à un épi dépourvu de grains, lequel a quelque belle apparence, mais au fond ce n'est que de la paille, et il est facilement agité par toutes sortes de vents.

Voilà tout ce que nous avons jugé utile d'être su de nos Frères, pour leur instruction à bien faire Oraison mentale. Nous allons traiter ensuite de l'Oraison mixte et de l'Aspiration.

CHAPITRE XXV. DE L'ORAISON MIXTE

La seconde manière d'Oraison, dont nous avons promis de parler en ce Traité, est celle que l'on appelle Oraison mixte. Et c'est alors que nous mêlons la considération intérieure avec les paroles de la bouche, considérant mûrement et goûtant autant que nous pouvons ce qui est compris dans le sens des mêmes paroles.

Cette sorte d'Oraison est fort facile et de peu de travail, très propre par conséquent aux Commençants qui n'ont pas encore acquis l'habitude de bien suivre une méthode de Méditation. Les Avancés et Parfaits peuvent même s'en servir, et généralement tout le monde, en tout temps, lieu et occasion, spécialement quand on n'a pas eu le temps de se préparer à l'Oraison, et lorsque, par infirmité, on ne peut pas beaucoup s'appliquer à la profonde considération d'aucun sujet déterminé.

Lors donc qu'on voudra pratiquer cette sorte d'Oraison, on y observera les avis suivants

1° On choisira quelque psaume, verset, ou autre oraison vocale qui soit affective, ou bien pour laquelle on sait déjà quelque attrait de dévotion afin de n'être pas frustré de son dessein, si on prenait un sujet sur lequel on ne pourrait s'occuper pour être stérile de lui-même, ou pour n'y avoir aucun goût.

2° On doit prendre tous les mots ou tous les versets, les uns après les autres, les considérer attentivement, et les peser d'un sens rassis et d'un esprit tranquille, tâchant de s'en laisser toucher. Mais si quelque mot ou verset ne fournit aucune pensée, après s'y être quelque peu arrêté, on passera à un autre, sans en vouloir par force tirer des conceptions. D'autant qu'il faut tenir l'esprit en grande liberté durant l'Oraison, et une bonne pensée qui vient comme d'elle-même est beaucoup plus profitable que toutes celles qu'on voudrait avoir par force.

3° Il ne faut pas rechercher de belles conceptions ni des pensées curieuses; mais plutôt s'arrêter à des considérations simples, dévotes et pratiques. Si le sujet est purement affectif, on en fera une méditation purement affective, par colloques avec Notre­Seigneur, ainsi que nous en avons parlé ci-dessus. Si non, premièrement on en tirera quelques considérations et puis on produira les affections. Or, on appelle un sujet purement affectif, lorsque les paroles s'adressent à Dieu à la seconde personne, par exemple celle-ci : « Domine quis habitabit in tabernaculo tuo? Aut quis requiescet in monte sancto tuo? Oui ingreditur sine macula », etc. (Psal. 14, 1). On ne dit pas que le sujet soit purement affectif, lorsque les paroles sont à la troisième personne, par exemple ces autres : « Quis ascondet in montem Domini, aut quis stabit in loto sancto ejus? Innocens manibus et mundo corde » (Psal. 23, 3).

4° On peut employer les mêmes industries que nous avons ci-dessus remarquées, afin de dilater un peu les considérations, à savoir : de s'adresser à Dieu, d'autres fois à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et quelquefois encore apostropher notre âme et autres semblables procédés.

5° On produira les affections selon qu'elles naîtront dans le cœur, sans y garder d'autre ordre, sinon celui que fournira la matière même. Elles doivent être appropriées et prises dans le sujet, non pas tirées de loin par un artifice contraint. Enfin, on doit surtout entretenir celles qui portent l'âme à la pratique de la vertu et de la mortification, sans jamais oublier de prendre quelque bonne résolution qui soit comme le fruit de l'Oraison, ni de demander à Dieu la grâce de la mettre en exécution. Chacun aura en cela égard à son état et à son besoin. Les formulaires suivants apprendront encore mieux la méthode de cette manière de faire Oraison.

CHAPITRE XXVI. FORMULAIRE D'ORAISON MIXTE CONTENANT UNE EXPOSITION DU PATER NOSTER

DIRECTION

Je Vous louerai et Vous prierai, Seigneur, avec la même oraison que Vous nous avez enseignée. Vous l'écouterez, sans doute, puisque Vous nous l'avez apprise afin que nous Vous la disions. Donnez-moi la grâce de bien pénétrer ce qui y est compris, et de m'inspirer par son moyen, un vif et continuel désir de Vous aimer, et de Vous servir de mieux en mieux, puisque c'est le dessein pour lequel Vous nous commandez de Vous la dire.

PATER

Père éternel, Père souverain, Père tout-puissant, Père infini, Père miséricordieux, Père qui êtes notre véritable ami et légitime Seigneur, Père qui nous tenez écrits dans votre caeur amoureux, Père qui nous avez mis au monde, qui nous conservez continuel­lement, qui nous nourrissez, qui nous donnez vos anges pour précepteurs, comme à vos petits enfants, qui avez tellement l'o:il à tous nos besoins que Vous savez le nombre de nos cheveux et que pas un ne tombe sans votre Providence; Père, enfin, qui nous préparez l'héritage céleste, comme à vos enfants bien-aimés. J'admire votre très douce et ineffable bonté, de ce que l'homme n'étant qu'un peu de boue, l'abrégé de la misère et le réceptacle de tous les péchés, Vous voulez néanmoins être appelé son Père, plutôt que son Dieu ou son Seigneur.

Donc, ô Père céleste, je Vous reconnais pour le Père de ma vie. O mon âme que ta noblesse est relevée d'avoir Dieu pour Père et d'être sa fille. Regarde que ton origine est du ciel, et que tu es d'une nature plus haute que tout ce qui paraît sur la terre. Comment voudrais-tu maintenant t'arrêter aux délectations des sens corporels.      

Ne dois-tu pas te ressentir de ta noblesse et ne faire aucune chose indigne de ta qualité? Oui, ô mon vrai Père, je veux dorénavant faire connaître par mes comportements que Vous êtes mon Père et que je suis votre enfant, obéissant à vos volontés et me rendant semblable à Vous par imitation, autant que ma condition de créature pourra me le permettre.

NOSTER

Père céleste, c'est de Vous seulement que nous pouvons dire que Vous êtes nôtre, puisque tout ce qui est hors de Vous nous doit être comme rien. Mais pourquoi voulez-Vous que chacun de nous, en Vous appelant, dise notre Père, par un nom général, et non pas mon Père, par une appellation singulière? C'est, à mon avis, Seigneur, parce que Vous désirez que tous les hommes s'entr'aiment comme frères et comme enfants d'une même famille, ainsi que Vous êtes le Père commun de tous. N'est-ce point aussi pour rabaisser notre orgueil par ce moyen, et nous empêcher de mépriser les pauvres qui sont nos frères et vos enfants, aussi bien que les riches et les grands selon le monde. N'est-ce point encore pour nous faire entrer en fraternelle société avec votre Fils naturel, Jésus-Christ, avec la Sainte Vierge, avec les séraphins, les chéru­bins et avec tous les saints? Car, quand je Vous appelle notre Père, que dis-je autre chose, sinon que Vous êtes mon Père, le Père de Jésus-Christ ? Que Vous êtes mon Père, le Père de la Vierge; mon Père, celui des séraphins, des chérubins, de tous les anges et de tous les saints ? Et, par conséquent, je suis leur frère à tous. Oh! quel honneur et quelle admirable et céleste parenté!

QUI ES IN COELIS

J'élève mes yeux vers Vous, ô mon vrai Père, qui habitez dans les Cieux. Non pas que Vous ne soyez partout, mais Vous désirez que nous élevions nos coeurs en haut, et que nous Vous considérions particulièrement dans le ciel qui est le lieu de notre bonheur éternel. C'est là que Vous régnez avec tous vos saints; c'est là qu'est notre bienheureuse patrie après laquelle il nous faut soupirer, pendant que nous vivons dans cet exil; laquelle il faut souvent viser par la pensée, voire même y porter tous nos désirs. C'est là que nous devons porter notre conversation intérieure, de peur de nous attacher aux délices trompeuses de cette faible vie ainsi que l'ont pratiquée tous vos bons serviteurs qui disaient t« Nihil nos jan delectet in infinis qui Patrem habenius in coelis (D. Gregor). Ne nous laissons attirer ni charmer à rien qui soit de la terre, puisque nous avons un Père, lequel est dans les cieux.

SANCTIFICETUR NOMEN TUUM

Que votre nom, ô mon Dieu, soit sanctifié! Faites que toute la terre Vous adore. Que toutes les nations se convertissent à votre sainte foi. Que les blasphèmes des impies prennent fin. Que tous les chrétiens Vous honorent par une vraie foi, qu'ils Vous servent par une sincère piété et religion, que nous fassions estime de Vous, telle que la mérite votre Grandeur, Majesté et Divinité. Soyez sanctifié en moi-même, sanctifiant mon âme et tirant à Vous tous mes désirs et toutes mes affections.

Faites que toutes mes oeuvres, mes paroles et mes compor­tements Vous glorifient et fassent paraître que je suis digne enfant d'un si bon Père. Retranchez de mon coeur la vaine estime de moi-même, l'amour-propre et la superbe, afin que je cherche purement votre gloire en toutes choses. Arrachez l'envie de mon caeur, afin que je sois bien aise quand d'autres Vous serviront mieux que moi, car, pourvu que votre saint nom soit sanctifié, il n'importe point de qui ni par qui.

ADVENIAT REGNUM TUUM

Voici, mon Seigneur et mon Dieu, un autre souhait que je fais. C'est qe Vous régniez partout, comme Vous le méritez, sans qu'aucune créature ne Vous fasse plus aucune résistance

Royaume du ciel. Vous régnez déjà au ciel avec vos saints. Faites-moi la grâce d’être quelque jour participant de ce royaume éternel.

Royaume de l'Église. Vous devez régner dans l'Église, faites donc en sorte que le royaume et la puissance de l'Église catholique s'étende par toute l'étendue de la terre. Détruisez les hérésies, terrassez la fureur des infidèles, et que tous les hommes fléchissent le genou devant votre Majesté!

Royaume intérieur. Vous devez régner en mon âme. Voilà, Seigneur, que je Vous en ouvre toutes les portes; soyez mon Roi à la bonne heure, c'est ce que je désire par-dessus toutes choses. Venez, entrez, commandez, dominez, régnez en mon coeur sans aucune contradiction. Si quelqu'une s'élève, donnez-moi la grâce de la vaincre, afin que votre royaume soit paisible. Car tout mon désir est de me voir entièrement possédé de votre divin esprit.

FLAT VOLUNTAS TUA, SICUT IN COELO ET IN TERRA

Faites-moi la grâce d'accomplir en toutes choses votre sainte volonté, puisque je Vous reconnais pour mon Roi souverain. Rendez-moi souple à suivre vos commandements, à éviter ce que Vous défendez, à endurer les peines et les afflictions que Vous m'envoyez et à obéir à vos saintes inspirations. Ne prenez pas garde aux répugnances naturelles que l'ai quelquefois, car je n'y désire point consentir, mais que votre bon plaisir soit toujours fait en moi. Ah! je sais bien, Seigneur, qu'étant mon Père très vigilant et mon vrai ami, Vous ne pouvez rien vouloir que pour mon plus grand bien.

J'aime beaucoup mieux que votre volonté se fasse que la mienne, car je veux fort souvent des choses qui sont contraires à mon salut. Vive donc, Seigneur, vive votre très bonne, très aimable et très parfaite volonté et que tout désir contraire soit anéanti. Qu'elle soit faite en moi, de la même façon que Vous le désirez et aussi parfaitement, si cela pouvait se faire, que Notre-Seigneur et sa sainte Mère l'ont accomplie sur la terre, et comme les anges la font maintenant au ciel; c'est-à-dire avec joie, avec amour, et avec une invariable persévérance.

PANEM NOSTRUM QUOTIDIANUM DA NOBIS HODIE

Première sorte de pain. Puisque Vous êtes notre Père, quant à l'âme et quant au corps, donnez-nous la nourriture nécessaire pour l'un et pour l'autre. Donnez-nous premièrement ce qui est nécessaire pour le soutien de la vie du corps pour aujourd'hui, car pour demain votre Providence y aura égard; et Vous nous défendez de nous en mettre en peine, outre que nous ne savons pas si demain nous serons en vie. Nous Vous demandons du pain, et non pas des viandes délicieuses, le nécessaire et non le superflu. Je Vous promets de ne jamais vouloir user des viandes à d'autre dessein que d'entretenir cette pauvre vie, autant qu'Il Vous plaira. Je renonce à tous les appétits de la sensualité. Je prendrai ce qui me sera servi sur la table, comme venant de Vous, sans distinction du doux, ni de l'amer, ni du plus savoureux, de ce qui l'est moins, Vous rendant, sans y manquer, actions de grâces, également pour l'un et pour l'autre.

Seconde sorte de pain. Je Vous demande, pour moi en parti­culier, la grâce de recevoir toujours dignement le pain des anges, ce pain supersubstantiel et vivant (Matth. 6, 11), qui est le précieux Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin qu'il me transforme entièrement en Lui, et que je devienne déiforme et déifié par la secrète et admirable vertu de ce divin sacrement.

Troisième sorte de pain. Donnez enfin à mon âme la nourriture spirituelle de votre sacrée parole et de vos saintes lumières dans l'Oraison la vivifiant d'une vie éternelle et inaltérable, d'autant que la principale vie de l'homme est dans l'âme, et non dans le corps, ainsi que l'a dit mon Sauveur : « Non in solo pane vivit homo, sed in omni verbo procedit de ore Dei » (Matth. IV, 4).

ET DIMITTE NOBIS DEBITA NOSTRA, SICUT ET NOS DIMITTIMUS DEBITORIBUS NOSTRIS

Que mes péchés, Seigneur, ne Vous empêchent point de me donner vos grâces, parce que je m'en repens de tout mon cceur et Vous en demande pardon d'un cour vraiment contrit et humilié.          

Je déteste l'aveuglement, les passions, le libertinage de ma vie passée. Je désavoue toutes les pensées, paroles et actions, que j'ai commises contre votre divine Majesté. Je Vous prie de ne point m'imputer certains péchés occultes et fautes cachées que j'ai commis sans nombre et par mégarde. Pardonnez-moi aussi les péchés d'autrui, dont j'ai été cause par mauvais exemple ou par conseil. Faites-moi grâce, comme je la fais à tous ceux qui m'ont offensé. Je leur pardonne entièrement et sans aucune réserve, n'êtes-Vous pas obligé de me faire la même miséricorde. N'avez­Vous pas dit : “Pardonnez, et il vous sera pardonné[24] ». Or, je pardonne de mon côté; accomplissez donc, Seigneur, votre promesse. Que si Vous demandez de ma faiblesse une totale rémission et un entier pardon à mon prochain, ne dois-je pas plus justement attendre la pareille de votre Toute-Puissance et Grandeur? Je pardonne parce que Vous me le commandez, pardonnez-moi donc aussi, comme Vous le pouvez. O l'heureuse offense de notre prochain contre nous, par laquelle nous payons les dettes de nos offenses.

ET NE NOS INDUCAS IN TENTATIONEM

Ne permettez pas qu'il m'arrive aucune tentation, en punition de mes péchés précédents. Que s'il m'en arrive quelqu'une pour mon épreuve et pour mon exercice, donnez-moi la force et le courage de la vaincre. Je sais bien, Seigneur, que Vous êtes la bonté et la sainteté même, partant que Vous ne poussez personne au mal; au contraire, Vous nous fournissez libéralement et ponctuellement tous les moyens de l'éviter. Ne me délaissez donc pas dans les mauvaises pensées que me suggèrent mes ennemis. Ne souffrez pas que les sentiments de rébellion contre vos saints commandements aillent jusqu'au consentement. Étouffez en moi l'ardeur de la concupiscence qui me porte au péché. Éloignez de moi les vanités qui tirent mes affections au monde. Opposez votre puissance à l'effort des démons qui me font une cruelle guerre, par telle ou telle tentation, dans le dessein qu'ils ont de me perdre, comme ennemis de votre honneur et de mon salut. Je Vous promets, de mon côté, de me tenir fidèlement sur mes gardes, et de résister aux premières approches de la tentation.

SED LIBERA NOS A MALO

Seigneur, que dois-je entendre par ce mal, duquel Vous voulez que je Vous prie de me délivrer ? J'entends premièrement l'esprit malin des griffes duquel Vous m'avez déjà retiré en m'appelant à la sainte Religion. Mais j'ai bien sujet de craindre que, retombant dans le péché, je ne retombe aussi dans sa puissance, et enfin dans la damnation. Délivrez-moi donc, je Vous prie, de tous ces maux, guérissez les plaies de mes offenses passées, faites-moi la grâce de n'y plus retomber; gardez-moi des peines effroyables de l'enfer et d'être privé de Vous à jamais.

L'autre mal que je dois entendre en ce lieu, n'est-ce point le tumulte et le dérèglement de mes passions' Oui, sans doute, Seigneur, et avec raison; d'autant que c'est de cette méchante source que naissent toutes mes fautes et mes péchés. Purgez donc mon âme de toutes ses passions et ses troubles intérieurs, retirez mon esprit de toutes évagations, pensées et soins superflus. Car hélas! que me servirait d'avoir lavé ma conscience par votre grâce, si 'allais la souiller derechef. Épurez parfaitement mon coeur et mes affections et faites-moi endurer tout ce qu'il Vous plaira en ce monde, afin que je n'aie plus rien à souffrir ni à purger en l'autre, mais qu'à la sortie de cette misérable vie, je sois délivré du mal éternel, et que je prenne possession de Vous à jamais. Ainsi soit-il.

On prendra ensuite des résolutions sur quelque chose en particulier et on fera quelques actes d'offrande et de demande, afin d'obtenir de Dieu la grâce de les exécuter.

CHAPITRE XXVII. AUTRE FORMULAIRE D'ORAISON MIXTE, CONTENANT UNE EXPOSITION SUR L'AVE MARIA [...]

CHAPITRE XXVIII. DE L'ORAISON ASPIRATIVE

En quoi l'oraison aspirative ressemble aux autres et en quoi elle en diffère.

C'est ici la troisième espèce d'Oraison que nous avons à traiter, laquelle communique avec la mentale en ce qu'elle est conçue dans le caeur; et avec la mixte, en ce que souvent on la produit de ceeur et de bouche tout ensemble. Mais elle diffère de l'une et de l'autre, parce qu'elle est courte en parole et vivement lancée vers le ciel, en un instant comme un dard, d'où vient qu'on l'appelle ordinairement Oraison jaculatoire, du mot latin jaculum qui signifie javelot.

Distribution de la matière de ce chapitre : 1° Ce que c'est que l'aspiration. 2° Comment elle naît dans le coeur. 3° Que nous devons en faire un continuel usage. 4° Et les profits qui en reviennent.

QU'EST-CE QUE L'ASPIRATION

Définition. C'est une fervente élévation de notre esprit en Dieu, comprise en peu de paroles et poussée vivement et en un instant vers le ciel, pour témoigner à la divine Majesté les bonnes affections et saints désirs que nous avons dans le cceur.

Explication de la définition. C'est une élévation de l'esprit en Dieu, en quoi elle communique avec toutes les autres espèces d'Oraison. Mais elle est fervente, parce que c'est un effet de la charité actuelle, et comme une étincelle qui sort du brasier ardent de l'amour de Dieu, lequel brûle dans l'âme.

Différence du colloque et de l'aspiration. Elle est comprise en peu de paroles; d'autant qu'elle n'est point dilatée comme l'Oraison mentale, mais l'âme exprime par un seul mot, autant qu'il lui est possible, tous les sentiments de son cœur. Et si, parfois, il arrive qu'elle goûte un peu plus longtemps quelque vérité et qu'elle s'y entretienne amoureusement avec Notre-Seigneur : cela s'appelle Colloque et non Aspiration.

Effets de l'Aspiration. Elle est vivement poussée vers le ciel, parce que c'est comme un trait fortement décoché à son but. L'homme est comme l'archer qui tire, Dieu est le but auquel il vise, et il ne peut manquer de recevoir le coup, d'autant qu'il s'y expose de lui-même. Mais pour un acte d'amour que l'âme envoie à Dieu, pour un trait qu'elle lui décoche, il lui en tire cent de sa part. Et il se fait comme un admirable combat d'amour entre Dieu et sa créature, dans lequel Dieu est toujours victorieux, au très grand bonheur de la créature qui, demeurant enivrée de son amour, ne peut que penser continuellement à Lui, et se conserver jour et nuit du désir de Lui plaire.

L'exercice d'aspiration suppose qu'on se soit bien exercé dans l'Oraison mentale. L'Oraison aspirative, ainsi expliquée, semble n'appartenir qu'à ceux qui ont déjà fait un grand progrès dans l'Oraison et dans l'amour de Dieu; d'autant que ceux qui sont froids et paresseux croient que cet exercice est impossible. En effet, il est tel à leur égard, jusqu'à ce qu'ils se soient sérieusement adonnés à l'Oraison mentale, et qu'ils se soient remplis de plusieurs bons sentiments au moyen de la Méditation, dont ils aient fait comme un magasin d'où, par après, ils puissent produire ces élévations ferventes, ces aspirations affectueuses et ces désirs embrasés. Toutefois, il arrive souvent que Dieu touche vivement les Novices, dès le commencement de leur conversion, et gagne si fort leur coeur que, s'ils veulent se rendre soigneux d'entretenir cette touche et de fomenter la flamme qui s'est allumée en eux, cet exercice leur devient très facile et les conduit, en peu de temps, à une très grande vertu.

COMMENT L'ASPIRATION SE FORME DANS LE COEUR

Première façon : Sit in nobis, sine nobis.

Nous concevons ces aspirations en notre coeur en deux manières : premièrement, par la seule touche de Dieu qui, nous prévenant de je ne sais quel trait de la grâce, recollige en un moment toutes nos puissances, communique une certaine lumière à notre entendement, et cette lumière, nous découvrant quelque belle vérité, porte incontinent notre volonté à produire une sainte affection toute conforme à cette vérité; et cette affection étant dirigée à Dieu est l'Aspiration ou Oraison jaculatoire, dont nous parlons.

Si, par exemple, ne pensant à rien, l'esprit se trouve prévenu et subitement éclairé d'une certaine connaissance qui lui dit : « Dieu te voit et prend un singulier plaisir à tenir ses yeux divins arrêtés sur ses créatures. Et toi, à quoi penses-tu ? ». Tout incontinent, la volonté correspond à cette lumière, et, lançant une affection vers le Ciel, elle dit : « Qui suis-je, Seigneur, pour arrêter vos divins regards sur moi ? » Ou bien : «Ah! plaise à votre Majesté que je fusse purifié de toutes mes imperfections, afin d'être plus agréable à vos yeux ». Ou bien : « Vous me regardez, Seigneur, en tout lieu et d'un oeil souverainement attentif ? Je Vous envisagerai aussi en tout et partout, car je veux que ma pensée et mon coeur soient continuellement en Vous ». Cette première façon se fait en nous, sans aucun art ou industrie de notre part, mais l'âme émue par une touche divine obéit tout simplement à la motion du Saint-Esprit.

La seconde façon est accompagnée d'industrie.

La seconde manière dépend davantage de nous; et c'est lorsque nous nous appliquons par soin, diligence et industrie à rentrer en nous-mêmes et à nous élever à Dieu. A quoi il n'est pas nécessaire de grands discours ni de profondes considérations, mais seulement de prendre occasion de tout ce qui se présente à nous pour louer et bénir Dieu; ou bien de rappeler à notre mémoire quelque vérité autrefois connue et bien goûtée, à la vue de laquelle la volonté ne peut manquer de s'échauffer encore. Par exemple, si l'on entend raconter la conversion de quelque hérétique ou de quelque pécheur; la reconnaissance qu'on en sentira fera qu'on en bénira Dieu de cette façon ou semblable : « Mon Dieu que je suis aise de la conversion de ces âmes, triomphez ainsi, Seigneur, de tous vos ennemis et réduisez­les à la connaissance de votre sainte foi et à l'obéissance de vos saints commandements ».

Voyant ou entendant parler des vanités des mondains, et de l'ardeur qu'ils ont pour les plaisirs de la vie présente, on pourra dire avec saint Augustin : « Ah! mon Dieu, si nous avions autant d'affection pour la vie future et permanente que les hommes en ont pour la vie présente et passagère! »

Si l'on voit un Frère bien patient dans l'humiliation, prenant delà occasion de faire une aspiration, on dira: «Seigneur, que mon Frère Vous est agréable en cet état, faites-moi participant de sa vertu ».

Saluant quelqu'un des Religieux aux rencontres, ou lui parlant, on dira : « Seigneur, c'est l'un des prédestinés dans la compagnie desquels Vous m'avez mis par votre grâce ». Ou bien : «Je l'honore, Seigneur, parce que Vous l'aimez ». Ou bien : « Je ne vois qu'un homme, mais il n'est pas seul; parce que son Ange gardien est à son côté : Seigneur, je fais la révérence à l'un et à l'autre tout ensemble ».

Voilà comment on peut prendre occasion de s'élever à Dieu sur toutes choses. Que si ces exemples semblent trop bas à quelqu'un, et le sujet des aspirations trop faibles, qu'il sache qu'en matière de pratiques intérieures, il n'est pas tant question de viser bien haut que d'agir en toutes choses, même les plus basses, avec jugement, sagesse et vue de Dieu.

Le but de ces aspirations est d'avancer, et non seulement de nous maintenir dans le chemin de la perfection.

Mais ce que nous venons de dire n'est pas assez, d'autant que si rien ne se présentait durant une heure, on pourrait la passer tout entière sans penser à Dieu, ce qui ne doit pas être ; parce que cet exercice d'Aspirations n'a pas seulement pour but de nous conserver dans la voie de Dieu, mais bien de nous y faire avancer, et de nous faire croître en son amour. C'est pourquoi, il faut s'exciter soi-même le plus fréquem­ment qu'il est possible à quelques saintes affections, principalement à répéter et à ruminer celles dont on a été le plus touché, dans l'Oraison du matin, comme nous dirons ci-après.

Perfection et consommation de l'exercice d'aspiration.

Quant à ceux qui sont déjà fort avancés dans l'Oraison et dans l'amour de Notre-Seigneur, cet exercice leur est devenu naturel. De sorte que, sans y prendre bien garde, leur ceeur, comme une fournaise, pousse continuellement vers le ciel de très ferventes aspirations, comme autant d'étincelles, et quoi qu'ils fassent ou en quelque lieu qu'ils soient, en dedans ou en dehors du monastère, de jour ou de nuit, en leur particulier ou en compagnie, en action ou en repos, ils sont dans un continuel sentiment de Dieu; ils parlent avec Lui et Lui adressent plusieurs désirs embrasés; ni plus ni moins qu'un avare, lequel n'étant passionné de l'amour de son trésor, ne peut s'empêcher d'y réfléchir continuellement, et d'y porter sans cesse les pensées de son cour. C'est pourquoi, on ne donne plus aucune règle ni industrie à ceux-ci, parce qu'ils ont beaucoup mieux, et font d'eux-mêmes au-delà de ce que les règles pourraient leur prescrire.

QUEL USAGE NOUS DEVONS FAIRE DE L'EXERCICE DES ASPIRATIONS

C'est en ce continuel et affectif entretien avec Dieu que consiste principalement l'esprit de notre saint Ordre, suivant ce qui nous est commandé en notre règle : de méditer jour et nuit en la loi du Seigneur. D'autant que ce mot de méditer ne veut pas dire que nous soyons continuellement occupés à considérer et à approfondir les choses de Dieu; car cela est impossible à l'infirmité de l'esprit humain; mais il le faut entendre de l'affection du cour, et de l'ardeur de la volonté, laquelle non seulement ne se fatigue pas et ne se lasse jamais d'aimer, comme l'esprit se lasse de spéculer, mais au contraire, tant plus elle aime, et plus elle a d'attrait, de plaisir et de force pour aimer de plus en plus.

En quoi, certes, l'esprit de notre religion est grandement sublime, et nos Frères doivent beaucoup l'estimer, d'autant que c'est le meilleur partage qui pouvait nous échoir en ce monde que d'être appelés à un état dans lequel on fait profession d'un exercice qui est une excellente imitation de la vie qu'on mène dans le ciel. Car, tout ainsi que la vie des bienheureux dans le ciel est de toujours voir Dieu et de L'aimer d'un amour continuel et de toutes leurs forces, sans jamais cesser de Le louer, de même la vie d'un religieux Carme doit être d'avoir toujours et en toutes choses la vue de Dieu et le cour continuellement élevé vers Lui. Et d'autant que notre amour envers sa Majesté sera plus actuel et moins interrompu, d'autant plus aussi sera-t-il semblable à celui des bienheureux.

Il est vrai qu'on ne peut justement exiger ceci des Novices, mais il est à désirer qu'ils tâchent d'y parvenir, en pratiquant les exercices spirituels de présence de Dieu, que nous leur donnerons dans les chapitres suivants, par lesquels, comme par autant de marches, ils arriveront sans doute à ce degré très excellent d'union intime et amoureuse avec Dieu. Et n'est-il pas bien raisonnable que nous aspirions à avoir pour le moins autant d'amour pour sa divine Majesté que plusieurs mondains en ont pour des créatures mortelles, auxquelles ils ne peuvent s'empêcher de penser jour et nuit ? Et s'il s'en trouve même quelques-uns qui sèchent et qui languissent à cause de leur violente passion, jusqu'à désirer de mourir pour ce qu'ils aiment; devons-nous nous contenter d'un amour commun et médiocre envers Dieu? Vu principalement que ces pauvres insensés ne peuvent rien espérer après leur mort de ces pauvres créatures qu'ils aiment, et nous attendons de la bonté de Dieu, un bonheur, une joie et une gloire éternels. Bref, comme nous voyons les mondains invoquer continuellement leurs dieux, c'est-à-dire faire à tout moment des souhaits pour les choses périssables qu'ils aiment jusqu'à l'adoration, et produire des désirs de richesses, de grandeurs, de plaisirs, pourquoi n'invoquerions­-nous pas continuellement le vrai Dieu que nous devons adorer en esprit et en vérité ? Pourquoi n'enverrions-nous pas souvent au trône de sa Majesté de fervents souhaits, et des désirs de l'aimer d'un amour fort et continuel ? Et n'aurions-nous pas honte d'avoir moins d'ardeur pour Lui que n'en ont les hommes du siècle pour les fausses divinités de la terre? S'Il commande, dans l'ancienne loi, qu'il y ait toujours du feu sur l'autel, que le prêtre aura soin d'entretenir en y mettant du bois tous les matins, ce n'est pas qu'Il se soucie du feu matériel, mais c'est pour nous insinuer qu'Il veut que le feu de son saint amour soit continuel­lement allumé sur l'autel de notre ceeur, que nous Lui fournissions tous les matins, par le moyen de l'Oraison, de quoi l'entretenir et que, de temps en temps, par le souffle des aspirations, nous l'empêchions de s'éteindre. Ignis semper ardebit in altari, quem nutriet Sacerdos, subriciens ligna mane per singulos dies. Ignis est iste perpetuus, qui nunquam deficiet in altari (Levitie, 4, 12).

Si donc les Novices ne sont pas encore du nombre de ces fournaises ardentes qui dégorgent continuellement les flammes d'un grand amour, par de vives et flamboyantes aspirations, ils tâcheront néanmoins d'allumer un petit feu dans leur âme, et de l'accroître peu à peu. Surtout, ils tâcheront de concevoir un grand désir de Dieu et ce désir, fréquemment et fervemment exposé à Notre-Seigneur par Oraisons jaculatoires, les conduira, en peu de temps, par un chemin fort raccourci, à l'union affective et continuelle avec sa Majesté, de laquelle nous avons déjà parlé.

LES PROFITS QUI VIENNENT DE L'EXERCICE DES ASPIRATIONS [...]

CHAPITRE XXIX. LA METHODE QU'IL FAUT TENIR DANS L'EXERCICE DE L'ORAISON ASPIRATIVE

Nous dirons premièrement les règles qu'il faut généralement observer, et puis, nous remarquerons quelques points, dans lesquels on pourrait manquer afin qu'on y prenne garde.

RÈGLES QU'IL FAUT OBSERVER DANS L'EXERCICE DES ASPIRATIONS

Faire choix de quelque sentiment.

La première sera d'être fort soigneux de choisir, dès le matin, l'exercice d'aspiration duquel on veut s'entretenir tout le long du jour. C'est-à-dire qu'il faut se munir de quelques saintes pensées et se déterminer à quelques bons sentiments, afin que, lorsque l'on se souviendra de Dieu, on ne manque pas de quoi Lui dire, ainsi que le recommande Isaïe disant : “Vous qui vous ressouvenez du Seigneur, ne demeurez pas en silence et ne Le laissez pas sans Lui parler.”

Il y en a même qui se trouvent fort bien de faire ce choix aussitôt après matines, et de le confier à leur mémoire avant de se rendormir, afin que ce soit ce qui leur revienne à l'esprit à leur premier réveil; ni plus ni moins que celui qui est dépositaire d'un trésor, ou qui est gardien de quelque beau joyau, le tient toujours auprès de soi et, se réveillant, il porte incontinent la main dessus, pour voir si on ne le lui a point enlevé.

Or, dans ce choix, il n'est pas nécessaire de diversifier les sujets, parce qu'un seul sentiment peut très suffisamment fournir de matière à l'entretien des aspirations l'espace d'une semaine et d'un mois entier. Néanmoins, il est très à propos que les Novices fassent un choix conforme aux matières qu'ils méditent, prenant deux ou trois sentiments de ceux dont ils ont été plus touchés dans leurs oraisons, et, s'ils aiment mieux encore, qu'ils s'attachent particulièrement au sujet sur lequel ils ont à méditer en ce même jour.

Tenir l'esprit libre.

La seconde règle sera que, nonobstant ce choix, on se tienne néanmoins en grande liberté d'esprit pour obéir aux touches de Notre-Seigneur, s'il Lui plaît de nous exciter à Lui parler sur quelque autre sujet; car, bien que l'on recommande à chacun de ne produire ordinairement que des aspirations con­formes à son état, - à savoir : le commençant, de componction; le profitant, de désir de Dieu et le parfait, d'un amour très fervent et unitif, - néanmoins, personne ne doit refuser de produire des actes plus relevés que son état, s'il ressent intérieurement y être invité de Notre-Seigneur. Mais, quelque émotion intérieure qu'on ressente, jamais aucun ne doit se familiariser avec sa Majesté, sinon dans les limites d'une profonde humilité et d'un très grand respect; et le contraire est souvent illusion et dégénère en un amour sensuel, de quoi les expériences sont très funestes.

La façon de produire l'aspiration.

La troisième règle sera pour la manière de produire l'acte d'aspiration, qui doit être en cette sorte : Lorsqu'on se souvient de Dieu, il faut en un clin d'aeil rappeler son esprit, le tenir tranquille en ce moment, autant qu'il est possible, puis, tâcher de concevoir quelque bon sentiment de Dieu dans le coeur et enfin, s'adresser à sa Majesté avec grande attention et affection.

Tout cela peut se faire en un instant dans les plus avancés, mais les commençants peuvent y demeurer l'espace d'un Ave Maria, afin d'en prendre mieux l'habitude. Que si on est en son particulier, on peut prononcer de bouche ce qu'on a conçu dans le ceeur, d'autant qu'il arrive assez souvent que cela donne une plus grande attention. Mais, si on est en compagnie, il suffit de parler de cœur seulement et sans faire aucun signe ou geste du corps, comme serait d'élever les yeux au ciel.

Ne jamais négliger cet exercice.

La quatrième règle est que, quelque occupation qui nous survienne et quelque instabilité, d'esprit que nous expérimentions, nous ne devons jamais perdre le désir ni le dessein de continuer ce saint exercice, mais tâcher plutôt de réserver toujours une partie de notre attention à Dieu. A quoi il n'est besoin d'aucune violence, mais de conserver seule­ment, au mieux qu'il nous est possible, notre cœur tranquille et recueilli, en sorte que nous soyons dans la disposition de parler à Dieu, en tout temps et en tout lieu. Et lorsque nous nous apercevons être distraits de cette attention, nous ne devons pas nous en affliger plus que de raison, mais tout simplement revenir à nous-mêmes et offrir derechef notre cœur à Dieu. Et, autant de fois que cette distraction nous arrive, autant de fois nous devons rentrer en nous-mêmes; car, à force de rentrer en nous-mêmes, nous apprendrons enfin à y demeurer; et si nous venons une fois à goûter au fond de notre cœur combien Dieu est suave, rien ne nous sera plus facile ni plus naturel que ce rappel et ce retour intérieur. En effet, notre âme y ressentira un merveilleux attrait, ainsi que nous voyons les poissons hors de l'eau désirer y rentrer et faire tous leurs efforts pour y retourner. Et lorsqu'on les y rejette, il semble qu'ils reprennent vie, à cause qu'ils rentrent dans leur élément.

Pour la qualité spécifique de ces aspirations, il ne s'y faut aucune­ment attacher ; mais plutôt suivre le mouvement du Saint-Esprit et s'accommoder aux occasions dans lesquelles on se trouve. Tantôt elles seront d'amour, de désir, de joie, d'espérance et d'une sainte hardiesse pour le bien. Tantôt de haine de fuite du péché, de regret, de crainte et d'une sainte indignation contre le mal. Tantôt on les fera par manière de souhaits, tantôt de promesses, tantôt de demandes, tantôt d'admiration, tantôt d'abaissement de soi-même devant Dieu. Enfin il n'y a pas de vertu dont les actes ne puissent servir de sujet d'inspiration. Voici quelques exemples que nous avons tirés des psaumes.

ACTES [...]

QUELQUES DÉFAUTS A ÉVITER DANS L'EXERCICE DES ASPIRATIONS

Premièrement, il ne faut pas tant viser à faire un grand nombre d'aspirations qu'à bien faire celles que nous faisons. D'autant que plusieurs, produites sans réflexion, ne nous sont pas si profitables, qu'une seule, lancée avec goût et sentiment. “Volo quinque verba sensu meo loqui, disait saint Paul, quam decem millia verborum in lingua » (I Cor. 14, 19). Aussi ne faut-il jamais les faire par coutume, par routine, à la hâte, par acquit, ou par contrainte, ni si souvent qu'on vienne à en concevoir du dégoût, mais avec attention, affection et sincérité. Si, néanmoins, on se trouve quelquefois lâche et paresseux et sans aucune dévotion, on fera comme nous dirons ci-après dans l'avis cinquième.

Secondement, nous ne devons pas tant nous arrêter à vouloir distinctement connaître ou vivement pénétrer les choses qui réveillent notre esprit, qu'à nous porter à Dieu d'un grand coeur et d'une bonne volonté. Car cet exercice ne s'apprend point par la subtilité de l'esprit, mais par l'élévation amoureuse du coeur en Dieu; et la plus simple affection vaut mieux que tout ce qui est écrit dans tous les livres du monde. Par la même raison, que l'on blâme ceux qui affectent les belles pensées, les mots choisis et les pointes d'esprit pour exprimer leurs aspirations, d'autant que c'est de la curiosité, et rien n'est tant à priser en ceci que la simplicité. Un seul mot est donc suffisant, pourvu qu'on le dise de bon caeur.

La bienheureuse Marie-Madeleine de Pazzi ressentait une merveilleuse douceur intérieure à ruminer et à se remémorer ces deux paroles : volonté de Dieu. D'autres goûtent la même suavité en ces deux mots : Contenter Dieu. Être tel que Dieu veut. Vivre en Dieu. Glorifier Dieu et semblables, qu'ils répéteront éternellement sans en être ennuyés, et ils leur servent en effet, le plus souvent, de sujet d'oraison jaculatoire.

Troisièmement, il n'est pas nécessaire de chercher Dieu bien loin de nous pour Lui diriger nos aspirations, puisqu'Il en est bien près, comme dit saint Paul : (Act. 17, 28). “D'autant que remplissant toutes choses de son immensité, nous sommes, nous vivons, et nous nous mouvons en Lui.” De quoi nous traiterons plus au long dans le chapitre suivant.

Diverses façons de considérer Dieu présent. Il y en a, toutefois, qui se trouvent bien de se représenter Dieu comme régnant au ciel et, regardant d'un mil vigilant tout ce qui se fait sur la terre, et comme s'Il avait expressément la vue fixée sur eux, ils Lui adressent donc au ciel les affections de leur cmur. Les autres se trouvent mieux de Le concevoir d'une manière plus spirituelle, répandu par tout l'univers, sans faire aucune autre distinction et de Lui parler comme résidant au lieu où ils sont. Et d'autres encore traitent avec Lui comme étant intimement présent en eux-mêmes et au plus profond de leur âme. Cette troisième façon est la meilleure, parce qu'elle est plus simple et plus recueillie. Mais si on ne peut si tôt la pratiquer, l'usage des deux autres pourra servir de disposition pour y parvenir.

Ces trois manières de concevoir Dieu présent font que les actes intérieurs de présence de Dieu ont trois noms différents, car lancer vers le ciel les affections de notre coeur s'appelle Oraison jaculatoire et élévation de coeur. Les Lui adresser comme tout proche de nous, c'est l'Aspiration ou conversation familière. Traiter avec Lui comme résidant au-dedans de nous-mêmes, s'appelle Conversation amoureuse ou retour affectif en soi-même et en Dieu, faisant ce que disait David : (Psal. 114, 7). “Rentre, ô mon âme, dans ton repos!” Ce qui est d'autant meilleur et plus profitable que cela est plus simple et plus intime.

Quatrièmement, ceux qui se sentiraient quelquefois grandement transportés de dévotion sensible dans la vive et claire découverte de grandes vérités, cela se faisant comme en un moment, et laissant néanmoins l'âme dans un tel transport qu'elle ne se sent presque plus; mais elle ne respire, ne goûte et ne sent que Dieu, nageant pour ainsi dire dans la vaste étendue d'une grande douceur; ceux-là, dis-je, doivent user fort discrètement de cette prospérité, et prendre bien garde de vouloir avec trop d'ardeur fomenter ce sentiment, de peur de se faire mal à la tête. « Le miel est bon », dit le sage, « mais il n'en faut pas trop manger, de peur de se faire mal» (Prov. 25, 16). Cela peut très bien s'entendre de la dévotion sensible dont le miel est le symbole. (Mel invenisti? Comede quod sufficit tibi, ne forte satiatus evomas illud). Le meilleur est, après avoir consenti à cette sainte émotion, de se tenir pour lors en un état presque entièrement passif. Si le sentiment persévère long­temps, on le communiquera incontinent au Père Maître. Et si cela arrive durant un acte de communauté ou durant le travail, ou bien en compagnie de quelques religieux, on ne le fera aucune­ment paraître, et l'on continuera l'action extérieure, comme si rien ne se passait intérieurement.

En cinquième et dernier lieu, lorsqu'on se trouve en état de lâcheté et d'aridité, opposé au précédent, il ne faut pas croire devoir se contraindre, par de violents efforts, à produire des affections, ainsi que nous l'avons dit ci-devant, parlant de l'Oraison mentale. Car ces efforts seraient vains et hors de saison. Mais, après s'être raisonnablement excité par quelques douces et brèves considérations, afin de se délivrer de cette paresseuse nonchalance, si cela est inutile, on tâchera au moins de se déplaire de cet état, toutefois, avec résignation au bon plaisir de Dieu, et ne laissant pas pour cela de se présenter devant sa divine Majesté, ni de Lui jeter quelque regard pour l'émouvoir de compassion car, bien que ce soit sans goût, ce ne sera pas néanmoins sans fruit. On pourra dire de bouche ce verset : Domine, ante te omne desiderium meum (Psal. 37, 10) et gemitus meus ad te non est absconditus. Ou bien celui-ci : Ecce Domine infirmata est in paupertate virtus mea (Psal. 30, II). Ou bien encore : Trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum (Cant. 1, 3). Et si on le fait, on pourra en tirer un grand profit.




Deuxième partie : Présence de Dieu

 

CHAPITRE XXX. DE LA PRÉSENCE DE DIEU LAQUELLE EST NÉCESSAIREMENT CONJOINTE A L'ORAISON ASPIRATIVE

Il n'y a pas de moyen plus efficace pour tenir notre esprit recueilli et toujours disposé à parler à Dieu, que de marcher continuellement en sa sainte présence. Nous devons en avoir la pratique en singulière recommandation dans notre saint Ordre, puisque ce fut par elle que notre Père saint Élie a fait tant de merveilles au monde, et qu'il la laissa en héritage avec son double esprit à son disciple saint Élisée : « Vive le Seigneur, disait-il, en la présence duquel je suis » (IV Reg. 3, 14).

Ce que c'est qu'être en la présence de Dieu.

Or, être en la présence de Dieu, c'est l'avoir continuellement devant les yeux, croire fermement qu'Il nous regarde en tout lieu, comme le pratiquait le Psalmiste qui dit de soi-même : « Je me repré­sente continuellement le Seigneur devant moi, parce qu'Il est à ma droite, afin que je ne sois pas ébranlé » (Psal. 15, 8). Ou, comme le dit le sage : « En tout lieu, les yeux du Seigneur considèrent les bons et les mauvais » (Prov. 15, 3). Il est donc bien évident que c'est le meilleur moyen que nous puissions avoir pour tenir notre cour bien recueilli, d'autant que cette pensée nous porte à une grande crainte et révérence, et à agir en toutes choses avec une grande circonspection.

De plus, il est nécessaire pour l'Oraison aspirative, aussi bien que pour l'Oraison mentale, d'être en la présence de Dieu autant que de Lui parler; car le moyen de parler à celui qui est absent ? Mais comme les aspirations doivent être fréquentes et que nous devons toujours être en état de les produire, voilà pourquoi nous devons aussi avoir toujours Dieu présent.

Voire même, la présence de Dieu a une telle alliance avec l'aspiration, que tout cet exercice s'appelle ordinairement : Présence de Dieu, quoique, à proprement parler, la présence de Dieu ne soit point l'aspiration mais seulement un acte de la mémoire ou de l'entendement, par lequel nous croyons, ou nous nous souvenons, que nous sommes devant Dieu. Mais, comme c'est peu de le savoir, la volonté doit se porter à Lui par l'affection. Si bien que tout cet exercice, aussi bien que celui de l'Oraison mentale, comprend trois actes différents, des trois puissances de l'âme. Le premier, de mémoire, qui nous fait souvenir que Dieu est présent. Le second, d'entendement, qui nous représente quelque vérité simplement, et comme en un clin d'oeil. Et le troisième, de volonté, par lequel tout incontinent nous poussons une dévote et fervente aspiration.

Définition de l'exercice de la présence de Dieu.

La seule présence de Dieu, par mémoire, est morte et insipide, et n'est point suffisante pour nous conduire à l'union avec Dieu, à laquelle toutefois nous devons aspirer. Mais lorsque l'affection s'y joint, elle la vivifie et la rend plus active, douce et agréable. De sorte que, si l'on veut bien définir la présence de Dieu dans le sens où elle est ordinaire­ment prise, à savoir non seulement pour un simple souvenir de Dieu, mais encore pour l'acte d'aspiration qui le suit, il faut dire qu'être en la présence de Dieu, c'est nous représenter continuel­lement que nous avons Dieu devant nous, avec une vigilante attention à régler toutes nos actions et nos plus secrètes pensées, et à Lui offrir souvent notre coeur. C'est bâtir en nous-mêmes un secret oratoire, dans lequel nous demeurons toujours doucement et affectueusement recueillis, pour y adorer souvent, par aspirations intérieures, la divine Majesté, laquelle nous croyons par la foi qu'elle y fait sa résidence.

Toutefois, notre dessein n'étant de traiter ici de la présence de Dieu que de la première façon que nous l'avons prise, et qui lui est propre, à savoir la prenant pour une continuelle repré­sentation et souvenir de Dieu, nous dirons : 1° les grands avantages que nous pouvons en tirer; 2° l'étude et l'application que nous devons y apporter et enfin les différentes manières de la pratiquer.

Les grands biens qui nous viennent d'avoir toujours Dieu présent.

Nous disons premièrement qu'ils sont si grands les biens qui revinnent à nos âmes, de marcher toujours en la présence de Dieu, avec, sa sainte grâce (qui ne manque jamais à ceux qui veulent' bien s'en servir), que sans autre pratique ni exercice, cela est suffisant pour nous éloigner de toutes sortes de vices et d'imper­fections, et nous porter à toutes sortes de vertus et de perfections.

Comment la présence de Dieu est efficace pour nous préserver du mal.

Car, en premier lieu, qui est-ce qui voudrait se laisser aller, non pas seulement aux grands péchés, mais encore aux plus légères fautes, s'il pensait toujours que Dieu le regarde. Qui voudrait commettre le moindre regard indécent, ou se laisser aller à la moindre immodestie, ou se délecter de la moindre pensée extra­vagante, s'il considérait que Dieu a l'oeil ouvert sur lui et qu'Il voit jusqu'à ses pensées ? (Psal. 93, 1I). “Le Seigneur considère les pensées des hommes et condamne celles qui sont vaines ». Le saint abbé Paphnuce convertit la bienheureuse pénitente Thaïs, en lui remon­trant qu'elle se cachait aux yeux des hommes pour pécher, et que cependant, elle ne considérait pas qu'elle ne pouvait se cacher de Dieu. L'Écriture sainte remarque que ce fut la seule mais très forte pensée qui empêchait sainte Suzanne de succomber à la tentation bien violente qui lui fut livrée par les deux vieillards, avec péril évident de sa vie et de son honneur. « Les angoisses me tiennent, disait-elle, de toutes parts. Car si je transgresse le commandement de Dieu, je ne puis éviter sa justice, et si je ne le fais, ces méchants hommes ont comploté contre moi, tramant une calomnie, par laquelle ils me feront mourir avec infamie

 (Daniel 13, 13). “Il me vaut mieux tomber innocente entre vos mains (leur dit-elle) que de pécher en la pré­sence de Dieu ». Saint Augustin dit pareillement en ses Soliloques (Cap. 14) : « Seigneur, quand je considère attentivement que Vous me regardez toujours, et que Vous veillez sur moi, de jour et de nuit, avec autant de soin que si, au ciel et sur terre, Vous n'aviez aucune créature à gouverner que moi seul, lorsque je considère que toutes mes oeuvres, pensées et désirs, Vous sont manifestés et découverts, je suis rempli de crainte et tout couvert de honte. Certes, cela nous oblige à vivre avec une grande circonspection et pureté de meeurs, considérant que nous faisons toutes nos oeuvres devant les yeux de notre Juge, lequel contemple tout et auquel rien ne peut être caché ».

Au contraire, quiconque bannit Dieu de sa pensée se préci­pitera, sans retenue, en toutes sortes de péchés, comme l'a dit le prophète David : (Psal. 9, 5). “Il n'a point Dieu devant les yeux. Qu'en arrive-t-il ? Sa vie devient souillée et ses voies abominables en tout temps.” Et si cela est véritable des grands maux, cela est aussi pour les moindres, et les plus petites imper­fections, parce que la vue de Dieu est un motif qui veut également que nous retranchions les uns et les autres, puisqu'ils sont tous désagréables aux yeux de sa Majesté.

Comment la sainte présence de Dieu est efficace pour nous porter à la vertu.

Nous avons dit, de plus, que cet exercice d'avoir toujours Dieu présent devant les yeux est capable de nous porter vivement et puissamment à toutes sortes de vertus et de perfections, car, de même qu'il n'y a rien qui soit si puissant pour encourager des serviteurs à bien faire, que de savoir que leur Maître les regarde, - et un soldat ne combat jamais avec plus de générosité que lorsqu'il est vu de son capitaine, - de même le religieux, serviteur de Dieu et soldat de Jésus-Christ, est grandement incité à pratiquer toutes sortes d'actes de vertu et de mortification, lorsqu'il se représente que Dieu a l'oeil ouvert sur lui.

De cette excellente pratique naît donc l'éloignement de tout mal et l'avancement en tout bien, et ensuite une excellente sainteté de vie et pureté de mceurs, une ravissante modestie extérieure et une admirable paix et tranquillité dans l'intérieur. D'où vient que c'était l'un des premiers avis que nos anciens Pères donnaient aux Novices, incontinent après leur entrée au monastère : Ne retirez jamais votre cœur, leur disaient-ils du souvenir de Dieu. Pensez toujours qu'Il est devant vous et que vous êtes devant Lui. Et voilà en peu de mots un abrégé de tout ce qui est nécessaire pour devenir saints. Car Dieu même se contente de donner ce précepte à Abraham, comme lui suffisant : “ Marche en ma présence et deviens parfait” (Gen. 17, 1).

QUE NOUS DEVONS GRANDEMENT NOUS APPLIQUER A L'ÉTUDE DE LA PRÉSENCE DE DIEU [...]

IDÉE QU'ON PEUT AVOIR DE LA PRÉSENCE DE DIEU

Pensons que le monde est une grande plaine, et que Dieu considère sans cesse tout ce qui s'y fait : De coelo respexit Dominus, videt omnes filios hominum. De proeparato habitaculo suo, respexit super omnes qui habitant terram (Psal. 32, 13). Les hommes vivent en ce lieu comme les athlètes qui s'exercent au combat. Dieu considère quelles douleurs chacun endure, quelles mortifications il entreprend, quels assauts il supporte; et enfin, qui est le vainqueur et qui est le vaincu. Qui ne tirera donc de là une grande consolation en ses peines et mortifications continuelles ? Que ne devons-nous pas faire pour Dieu, puisque les hommes font tant pour d'autres hommes, je veux dire, les soldats pour les rois qui les regardent? Car en quels périls se jettent-ils ? A combien de blessures s'exposent-ils ? Ils se mettent à la bouche du canon et se jettent au milieu d'une grêle de projectiles, ils cherchent leurs ennemis, ils enfoncent les escadrons rangés, ils se font jour au travers des bataillons et, comme s'ils devaient trouver une nouvelle vie dans leur mort, ils ne craignent rien du monde. Comment donc ne tirerions-nous pas autant de force et de courage de la présence de Dieu, pour combattre contre le vice et contre nos passions, pour terrasser les ennemis de notre salut, et pour nous porter généreu­sement à la pratique de toutes les vertus, même dans les rencontres plus difficiles, que ces gens n'en tirent de la présence du Roi pour s'exposer à la mort.

Or Dieu nous regarde en tout lieu, et principalement dans nos combats, l'Écriture sainte le dit[25]. Entre plusieurs exemples que nous en avons, saint Athanase raconte dans la vie de saint Antoine qu'un jour les diables lui livrèrent un assaut furieux et le laissèrent blessé en plusieurs endroits de son corps. Après qu'ils se furent retirés, il aperçut un petit rayon de la lumière divine qui pénétrait du haut de sa cellule et, se plaignant doucement à Notre-Seigneur : « Où étiez-Vous, dit-il, bon Jésus, où étiez­-Vous durant ce rude combat ? » - « J'étais ici, répartit Notre-­Seigneur, et je prenais un singulier contentement de voir ta fidélité ». Que nos Frères se rendent donc cet exercice familier, et ce sera merveille de voir les fruits innombrables qu'ils en retireront.

LES DIFFÉRENTES MANIÈRES DE PRATIQUER LA PRÉSENCE DE DIEU

Les saints Pères qui ont traité de la vie spirituelle distinguent trois sortes de présence de Dieu : l'une est imaginaire, l'autre intellectuelle, et l'autre affective.

Qu'est-ce que la présence de Dieu imaginaire?

La présence de Dieu est imaginaire, lorsque nous nous représentons l'humanité sacrée de Notre Sauveur, et que nous faisons toutes nos actions en sa présence, comme si nous Le voyons des yeux corporels, tâchant de les accomplir avec la même perfection qu'Il les ferait Lui-même, s'Il vivait encore sur la terre. Ou bien encore, c'est lorsque nous nous représentons Dieu, sous une forme corporelle, vastement étendue dans le monde, remplissant le ciel et la terre de son immensité, tout ainsi que la lumière du soleil remplit l'air. C'est aussi lorsque nous Le considérons vivifiant toutes choses par son intime habitation, et donnant l'action à toutes les créatures, ainsi que l'âme vivifie et donne l'action à tous les membres du corps. C'est enfin, lorsque nous Le concevons comme environnant, pénétrant et inondant tout l'univers, ainsi qu'une vaste mer, dans laquelle nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons, comme les poissons dans la mer matérielle.

Car, tout ainsi que les poissons trouvent toujours l'eau en quelque part qu'ils aillent, de même nous ne pouvons aller en aucun lieu, tant secret ou retiré qu'il soit, que Dieu n'y soit présent : (Psal. 138, 8). “Seigneur, disait le Psalmiste, si je veux monter au ciel, Vous y êtes, et si je veux descendre jusqu'au plus profond des abîmes, je Vous y trouverai. » (Ibid.). « Si je pense m'échapper de Vous, partant de grand matin, pour me retirer aux confins de la mer, Vous me trouverez là; et je n'y saurais pas même aller si votre main toute-puissante ne m'y conduisait. » (Ibid.). “Si je veux me couvrir des ténèbres de la nuit, je ne me cacherai pas toutefois de vos yeux très pénétrants”, car Vous voyez aussi clair la nuit que durant le jour, et ce qui se fait dans les ténèbres ne Vous est pas plus caché que ce qui se fait à la face du soleil.

Qu'est-ce que la présence de Dieu intellectuelle.

La présence de Dieu est intellectuelle lorsque, sans image ni représentation corpo­relle, mais par un simple acte de foi, nous considérons Dieu, ou bien comme irrité par nos péchés, ou bien comme méritant infini­ment d'être servi de nous; ou bien disposant toutes choses en ce monde par son admirable Providence; ou bien enfin, plus généra­lement, lorsque nous nous servons de quelques vérités ou maximes spirituelles pour tenir notre esprit recueilli en les ruminant, et pour nous élever à sa divine Majesté. Celui, par exemple, qui a une vive foi et ferme créance actuelle que rien ne se fait au monde sans la volonté ou permission de Dieu, et que rien ne lui arrive en son particulier sans que sa divine Providence ne le lui envoie, celui-là, dis-je, a une présence de Dieu intellectuelle, et dans toutes les occasions qui lui arriveront de faire ou de souffrir quelque chose, il ne manquera pas de rapporter le tout à la volonté de Dieu, comme à sa première cause.

Qu'est-ce que la présence affective?

La présence de Dieu est affective; lorsque par un sentiment actuel, lumineusement et savoureusement goûté, l'âme demeure dans une certaine incli­nation actuelle vers Dieu, qu'on peut appeler état d'adhésion; d'autant qu'en cet état, l'âme a non seulement Dieu présent, mais de plus elle Lui est conjointe. On peut encore dire, plus généra­lement, que cette présence de Dieu est affective, lorsque l'amour de Dieu est si ardent en notre âme que, comme d'un brasier vivement allumé, il en sort continuellement des étincelles, c'est­à-dire des aspirations embrasées. Si bien que nous savons très parfaitement combien Dieu est aimable, non pour l'avoir lu, ou entendu, mais pour l'avoir expérimenté. Et ce goût expérimental est cette voix éternelle et inexorable qui appelle sans cesse l'âme à Dieu, au plus profond d'elle-même, et laquelle il semblait à saint Ignace martyr, entendre continuellement, comme si elle lui eût dit : « Viens et unis-toi à ton Père céleste ».

Quelquefois ce sentiment affectif est particulier et sur quelque matière déterminée, ce qui est le plus ordinaire à ceux qui ne sont pas, de longue main, habitués à ces saints exercices ni entièrement consommés en leur pratique. Par exemple, celui qui aura vivement ressenti et goûté la grandeur du bienfait de sa vocation et de ce que Dieu ne l'a pas fait mourir, comme plusieurs autres, en état du péché mortel, porte ce sentiment comme une flèche dans son cceur, qui le sollicite sans cesse de rendre grâces à Dieu de ce bienfait, de Lui témoigner en tout et partout, soit en souffrant et soit en agissant, combien il s'estime redevable à son infini amour. Et quelque part qu'il aille, cette pensée lui revient à l'esprit : « (Psal. 93, 17). Si Dieu n'avait usé de miséri­corde envers moi, peu s'en eût fallu que mon âme n'eût été condamnée à l'habitation des enfers. » En suite de quoi, son coeur lance plusieurs saintes aspirations et affections embrasées d'action de grâces, d'anéantissement, de désir de faire quelque chose en retour de ce bienfait, et semblables.

On ne vient pas ordinairement à cette dernière sorte de présence de Dieu, sinon après s'être longtemps exercé dans les autres. Néanmoins, il arrive assez souvent que Dieu abrège le chemin à quelques-uns. Et si l'on demande à laquelle il vaut mieux s'appliquer, nous répondons que c'est à celle qui sera la plus facile et plus profitable à chacun. Néanmoins il est à propos de déterminer celle qui est plus propre aux Novices.      

CHAPITRE XXXI. QUELLE SORTE DE PRÉSENCE DE DIEU ET D'ORAISON ASPIRATIVE LES NOVICES DOIVENT PRATIQUER

Il ne faut pas obliger les Novices à quantité d'aspirations. Il est assez facile de conjecturer que la présence de Dieu, la plus propre aux Commençants, est la première des trois que nous venons de remarquer, et qu'il n'est pas à propos de les obliger d'abord à produire quantité d'aspirations : d'autant que n'ayant pas encore grande entrée à l'Oraison, ou bien ils les feraient en l'air, sans fondement, raison ou motif, ou bien ils se rompraient la tête, et se forceraient l'estomac, pour les tirer bon gré mal gré, avec sentiment; ou bien enfin, n'en pouvant venir à bout, ils croiraient que ces exercices intérieurs sont impossibles et les abandonneraient peut­être pour jamais. Il est donc grandement nécessaire d'aller ici pas à pas, et de degré en degré.

Les Novices doivent s'accoutumer de bonne heure à réfléchir souvent sur eux-mêmes et à retourner à Dieu, disant en leur coeur : « Dieu me voit. Je suis devant Lui. Il est témoin oculaire et spectateur de toutes mes actions»: «Nonne ipse consideras vias meas», disait Job, « et cunctos gressus meas dinumerat » (Job. 31, 4). Ne considère-t-il pas toutes mes voies, et ne compte-t-il pas toutes mes démarches ? Ces pensées sont autant d'actes de foi, lesquels enracineront peu à peu la mémoire de Dieu si avant dans leur âme que, suivant le dire de saint Grégoire de Nazianze [Orat. de Théol.], ce leur sera une chose aussi naturelle de se souvenir de Dieu, que de respirer. Et non seulement cela, mais ils marcheront ensuite devant Lui, avec crainte, révérence et circonspection. Ils tâcheront de Lui plaire en tout et partout; ils dirigeront à sa plus grande gloire toutes leurs actions; ils se surmonteront généreusement dans toutes leurs répugnances, et s'abstiendront de commettre les plus légères fautes et immodesties, de peur d'offenser ses yeux clairvoyants et divins.

1° Durant les trois mois du Noviciat, ils se contenteront, pour tout exercice d'aspiration et de pratique de présence de Dieu, de bien faire leur direction au commencement de leurs oeuvres, et de s'en acquitter dignement avec toutes les circonstances que nous avons dites au troisième Traité de cette Conduite. C'est-à-dire qu'ils s'exerceront à entreprendre toutes les actions de la Religion avec un grand désir de plaire à Dieu. 2° Ils se muniront ensuite de quelque bonne considération. Et, si elle peut être prise de la nature de l'action même, ce sera le meilleur. 3° Ils s'y porteront avec ferveur et affection, tâchant d'y garder toutes les circonstances requises de modestie, d'adresse et de diligence. 4° Ils les feront entièrement, modérant d'un côté l'empressement et la trop grande vivacité naturelle, si elle s'y rencontre, et d'autre part, surmontant l'ennui qui voudrait les inciter à les laisser imparfaites, ou à les achever par manière d'acquit. 5° A la fin, ils feront une petite revue, pour examiner s'ils y ont commis quelque faute, afin d'en demander pardon à Notre-Seigneur, sinon afin de Lui en rendre grâces et de Lui en donner toute la gloire.

Nous donnons aux Novices les trois premiers mois du Noviciat pour acquérir une bonne habitude de ceci. Mais si ce temps n'est pas suffisant pour quelques-uns, comme en effet il s'en trouve plusieurs, pour lesquels il est trop court, ils en continueront l'exercice, sans en entreprendre d'autre, autant de temps que le leur ordonnera le Père Maître, de sorte que tout le fond de leur occupation intérieure, en cet espace de temps, sera de s'étudier à accomplir dignement tous les exercices extérieurs de la Religion, en vue de Dieu, et avec édification pour leurs Frères.

Cela ne doit pas, néanmoins, empêcher qu'ils ne tâchent de se styler peu à peu à faire quelques dévotes et ferventes - quoique moins fréquentes - élévations de leur esprit à Dieu, entre la direction qui se fait au commencement de l'ouvre, et la revue qui se fait à la fin; mais ce n'est pas de quoi ils doivent faire le principal de leur obligation et application.

Sujet des aspirations pour les Novices

Or, pour le sujet qu'ils peuvent prendre pour faire par intervalles quelques élévations à Dieu, afin d'en commencer l'apprentissage, il faut remarquer qu'il y a certaines actions, lesquelles nous portent d'elles-mêmes à Dieu, comme sont : de chanter au chceur, servir la sainte messe, faire la lecture spirituelle, entendre l'exhortation et le sermon, s'entretenir de bons discours à la récréation et autres semblables. Il n'est besoin que de prendre occasion de ce que l'on chante, ou de ce que l'on lit, ou de ce que l'on entend, pour former des Oraisons jaculatoires. Pour les autres actions qui, d'elles-mêmes, ne nous portent pas directement à Dieu, comme sont : travailler manuellement, apprendre les offices, prendre la réfection et semblables, le Novice, qui se souvient de Dieu durant l'action peut la Lui offrir derechef, renouvelant le bon propos qu'il a conçu dans sa direction de la faire uniquement pour Lui plaire. Ou bien, il formera quelque élévation d'esprit sur la considération intérieure de laquelle il s'est muni avant que de la commencer. Par exemple si, allant au travail, il s'est muni de la considération de l'Enfant jésus travaillant avec son père saint Joseph, il pourra durant cette action, en se souvenant de Dieu, former cette élévation : « Mon Dieu, recevez ce travail en union avec celui de votre Fils bien-aimé ». Ou bien, adressant le discours à Notre­ Seigneur même : « Seigneur, comme Vous avez ici-bas glorifié votre Père par le travail, ainsi je veux Le glorifier par le mien ».

Exemple d'un bon religieux. Un bon religieux de notre observance appelé Frère Noël, lequel est mort en odeur de sainteté au couvent de Dol, pratiquait si bien cet exercice qu'il ne perdait jamais la présence de Dieu, quoiqu'il fût très laborieux et grandement occupé. Ses élévations à Dieu étaient continuelles, et il semble qu'on pourrait les comparer aux boucles d'une chaîne qui se tiennent les unes aux autres. Il les faisait de bouche et tout haut, avec une simplicité admirable, croyant du reste que personne ne l'entendait, parce qu'il servait seul à la cuisine et à la dépense, qui sont les lieux les moins fréquentés, hors des heures du repas. Quelque religieux néanmoins, l'observant un jour par occasion, remarqua qu'il avait fait seize oraisons jaculatoires, en moins de temps qu'il faut pour réciter le Miserere, et il n'en put compter davantage, parce qu'il fut appelé ailleurs. On ne demande pas cela d'un Novice ni d'un Commençant, néanmoins, nous avons bien voulu rapporter cet exemple, pour lui montrer jusqu'où il peut et doit aller en cet exercice.

La bonne volonté et la ferveur, source des aspirations. Mais plusieurs ont eu raison de dire que la bonne volonté, la ferveur du Religieux est son meilleur maître en cet art tout divin. D'autant que celui qui est bien fervent, quoiqu'il soit encore Novice, ne se souvient jamais de Dieu, que tout aussitôt son coeur ne ressente un certain mouvement et une douce inclination de se porter vers sa Majesté, avec je ne sais quelle allégresse spirituelle, comme l'expé­rimentait le prophète David qui disait : « (Psal. 76, 4). Je me suis souvenu de Dieu, et je me suis réjoui.” A ceux-là, il faut peu d'instruction, car ils ont plutôt besoin de modération, de peur qu'ils n'usent avec excès de la ferveur de leur dévotion, mais nous ne devons pas laisser sans conduite les autres, auxquels Dieu ne donne pas une si abondante grâce, et qui ne laissent pas néanmoins de Lui être souvent très agréables, et d'atteindre heureusement, aussi bien que ceux-ci, le but auquel tendent ces pratiques intérieures. C'est pourquoi, nous leur donnerons quelques règles.

RÈGLES POUR L'EXERCICE DE LA PRÉSENCE DE DIEU ET DES ASPIRATIONS PROPRES AUX COMMENÇANTS

La première : après avoir jeté leur pensée en Dieu au commen­cement de chacune de leurs actions, par une direction judicieusement comprise, ils tâcheront de se maintenir toujours en cette bonne disposition se rendant attentifs à l'oeuvre, à dessein d'y plaire à sa divine Majesté.

Ceci ne doit point se faire avec violence et anxiété, car ce serait inutile et cela pourrait causer un mal de tête. Mais ce doit être une attention douce et affective, plutôt que par connaissance réfléchie; ni plus ni moins, dit saint Basile[26], qu'un artisan auquel on a commandé un ouvrage pense tout ensemble, durant son travail, et à l'ouvrage et à celui qui le lui a commandé : parce qu'ayant son ouvrage devant les yeux, il a dans son coeur le désir de contenter celui qui le lui fait faire. De la même façon, nous devons tellement nous rendre attentifs à bien faire nos actions, que nous ayons toujours dans le coeur la pensée de contenter Dieu qui nous les ordonne, pour lequel et devant lequel nous les faisons.

La seconde règle, qui dérive de la première, est qu'ils doivent se rendre attentifs à retrancher la vaine gloire, le respect humain, la propre complaisance et tout autre motif vicieux, s'il s'en glisse un dans leur esprit pour corrompre la bonne intention avec laquelle ils ont commencé l'œuvre; car il arrive souvent que l'on commence par un bon motif et que l'on finit par un mauvais. Et bien que plusieurs, n'ayant aucun propre intérêt pour but de leurs actions, lorsqu'ils les commencent, ne laissent pas de s'y laisser aller par après, par manque d'attention à eux-mêmes, ni plus ni moins que, souvent, on commence à prendre sa réfection par un motif de pure nécessité, néanmoins, peu à peu, la délectation s'y mêle, et on achève par la sensualité.

Il est dit, dans la première Collation de Cassien que le Religieux doit être fidèle à observer ses pensées, comme un changeur de monnaies est exact à considérer les pièces qu'on lui remet. Car de même que celui-ci examine l'argent de près, de peur de recevoir quelque fausse pièce à son dommage, ainsi le Religieux doit être vigilant sur tous ses mouvements, afin de renoncer en les rebutant à ceux qui détruiraient le bon propos avec lequel il a commencé son oeuvre. Et s'il en aperçoit un qui s'élève, il le supprimera, renouvelant sa direction en un clin d'oeil, et en cette forme : « Seigneur, je Vous ai déjà consacré toute mon action et je ne veux pas m'en dédire ».

La troisième règle est que, si l'on se distrait parfois de cette attention (ce qui se fait assez sentir par une certaine inquiétude et un trouble intérieur dans lequel on se trouve incontinent), il faut doucement se rappeler à soi-même et, renouvelant son bon propos, se mettre en la présence de Dieu, comme auparavant. Et si cela arrivait plusieurs fois durant une même action, il faudrait revenir à soi-même autant de fois. Car à force de rentrer souvent en la présence de Dieu, on apprendra enfin à y demeurer pour toujours. Pour cela, il pourra être utile de rappeler à sa mémoire quelqu'un des versets suivants [on ne conserve que les traductions] :

(Psal. 15, 8). - Je mets le Seigneur constamment sous mes yeux ; Il se tient à ma droite, pour que je ne sois pas ébranlé ».

(Psal. 13, 2). - Du haut du ciel, le Seigneur regarde les enfants des hommes, pour voir s'il en est un qui ait de l'intelligence et qui cherche Dieu ».

On fera suivre incontinent quelque élévation du coeur, par exemple : (Psal. 118, 58). - Je Vous implore de tout mon coeur, ayez pitié de moi, selon votre parole ».

(Psal. 26, 8). - Mon cœur Vous a parlé et mes yeux Vous ont cherché; toujours, Seigneur, je chercherai votre visage ».

(Psal. 72, 28). - Pour moi, le bonheur c'est d'être uni à Dieu qui est bon, de mettre dans le Seigneur Dieu mon espérance ».

(Psal. 118, 168). - J'accomplis vos lois et vos ordonnances, car toutes mes voies sont devant Vous ».

(Psal. 118, 80). - Que mon cceur soit pur de toute faute à l'égard de vos lois, pour que je ne sois pas confondu! ».

(Psal. 118, 10). - Je Vous cherche de tout mon coeur; ne permettez pas que je m'écarte de vos commandements ».

Généralement, durant toutes les actions du jour, nos Frères pourront faire les aspirations suivantes, pour témoigner à Dieu le désir qu'ils ont de l'honorer en leurs ceuvres.

«Je Vous prie, ô mon Dieu, par le très juste zèle que Vous avez de votre gloire, de me faire la grâce de Vous glorifier en cette action, selon mon désir.

Mais, quelle gloire peut Vous donner une chétive créature rampant sur la terre; et, entre toutes les créatures, j'en suis encore plus incapable, à cause de mes péchés. 

Pourquoi donc m'inspirez-Vous le désir de Vous glorifier en ceci, puisque je ne suis pas digne de le faire. Non, Seigneur, je ne saurais rien ajouter aux splendeurs éternelles de votre glorieuse Majesté, mais je m'en réjouis avec une grande affection, et en témoignage de cette joie, je désire et prétends que cette action Vous soit agréable. Je voudrais, Seigneur, pouvoir Vous donner en cette action autant de gloire et de satisfaction que Vous en avez reçu des actions de vos grands saints, lorsqu'ils vivaient sur la terre.

Seigneur, les anges Vous louent sans cesse, et d'une grande ardeur, dans le ciel disant : « Sanctus, Sanctus, Sanctus Dominus Deus omnipotens, qui erat, et qui est, et qui venturus est » (Apoc. 4, 8). Permettez-moi de joindre mon petit désir à leur brasier ardent.

Seigneur, si je suis indigne de m'associer à vos saints anges, permettez-moi au moins de Vous glorifier avec les petites bestioles de la terre, qui le font à leur mode et selon leur pouvoir.

En un mot, Seigneur, je désire Vous glorifier, parce que Vous êtes mon Dieu, et je Vous offre cette eeuvre en union avec la gloire que toutes vos créatures Vous ont jamais donnée et qu'elles Vous donneront toute l'éternité.

N'est-ce pas pour cette fin que Vous m'avez donné l'être? Accomplissez donc en moi votre sainte volonté, et faites que je Vous donne en ceci toute la gloire que Vous attendez de moi; ou bien réduisez-moi en mon premier néant, car je ne désire vivre que pour Vous honorer.

Qui me donnera un ceeur ardent à votre service, comme celui de vos grands saints? Oh! si Vous vouliez me donner autant d'affection en toutes mes obédiences, qu'ils en ont eue! Si je pouvais Vous plaire, autant qu'ils Vous ont plu. Mais je ne puis autre chose, sinon Vous offrir ma petitesse et mon impuissance ».

Voilà un formulaire des aspirations qu'on peut faire pour le motif de glorifier Dieu en nos oeuvres. On en pourra former d'autres sur ce modèle. Quant à ceux qui se trouvent plus touchés des versets des psaumes, et de certains mots tirés de la sainte Écriture, que d'aucune autre chose, ils tâcheront de s'en rendre quelques-uns familiers, afin qu'ils ne soient jamais en peine de trouver de quoi s'élever à Dieu. Nous en avons vu qui étaient fort touchés de ceux-ci : [suivent en deux colonnes latin / français dont nous ne donnons que la seconde] :

«Seigneur, Vous savez que je Vous aime » (Jean 21, 15).

« Je donnerai ma vie pour Vous » (Jean 13, 37)­

“Je Vous aime, mon Dieu, faites que je Vous aime avec plus de décision » (S. Augustin).

« Seigneur, que voulez-Vous que je fasse? » (Act. 9, 6).

« Seigneur, il nous est bon d'être ici » (Matth. 17, 4)­

« Car un jour dans tes parvis vaut mieux que mille » (Psal. 83, 11)­

“Heureux ceux qui habitent ta maison! Ils peuvent Te louer sans cesse » (Psal. 83, S)­

« J'ai de la joie à suivre tes enseignements, comme si je possédais tous les trésors» (Psal. 118, 4)­

« Mon âme, bénis Jahvé, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint Nom! » (Psal. 102, 1).

«Tous mes os diront : « Jahvé, qui est semblable à Toi? » (Psal. 34, 10)­

« C'est Lui qui est mon Dieu e Le célébrerai; le Dieu de mon Père; je L'exalterai » (Exode 15, 2).

“Je veux T'exalter, mon Dieu, ô Roi, et bénir ton Nom à jamais et toujours » (Psal. 144, 1).

« Je veux bénir Dieu en tout temps : sa louange sera toujours dans ma bouche » (Psal. 33, 1).

« Que ma langue s'attache à mon palais, si je cesse de penser à Toi » (Psal. 136, 6).

« Si jamais je t'oublie, que ma droite oublie de se mouvoir » (Ibid. 5).

« Comme le cerf soupire après les sources d'eau, ainsi mon âme soupire après Toi, ô Dieu » (Psal. 41, 2).

« Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant : quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ? » (Ibid. 3).

Chacun pourra faire un recueil des mots et des versets dont il sera ordinairement plus touché, et le renfermera dans le trésor de sa mémoire pour s'en servir à former des aspirations et à parler fréquem­ment à Dieu, en hymnes, psaumes, cantiques spirituels et intérieurs, suivant le conseil de l'apôtre

« Verbum Christi ha bit et in « Que la parole du Christ demeure en vous avec abon­dance, de telle sorte que vous vous instruisiez et vous avertis­siez les uns les autres en toute sagesse : sous l'inspiration de la grâce, que vos coeurs s'épan­chent vers Dieu en chants, par des psaumes, par des hymnes, par des cantiques spirituels » (Coloss. 3, 16).

Que la parole de Dieu habite en vous avec abondance en toute sagesse, vous instruisant et vous exhortant vous-mêmes par des hymnes, des psaumes et des cantiques spirituels, chantant a Dieu d'une sainte affection dans vos ceeurs. Or, comme cette manière d'entretenir l'exercice intérieur a été fort usitée de nos anciens Pères du désert, lesquels, pour ce sujet, apprenaient presque toute l'Écriture sainte par c eur; et parce que l'expérience nous a fait voir combien nos Frères en ont retiré de profit jusqu'à présent, nous en composerons un exercice tout particulier dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XXXII. EXERCICES D'ASPIRATIONS TIRÉS DE LA SAINTE ÉCRITURE ET SPÉCIALEMENT DU LIVRE DES PSAUMES

 (Hébr. 4, 12). “La parole de Dieu, dit l'apôtre, est vive et efficace, plus pénétrante qu'une épée à deux tranchants ». Partant, elle est très propre à faire des Oraisons jaculatoires, et à enflammer vivement celui qui la médite, ainsi qu'il est écrit du patriarche Joseph : “ La parole de Dieu le rendit plein d'ardeur ». Or, quoique tous les livres de la sainte Écriture soient également dictés par le Saint-Esprit, toutefois celui des psaumes est rempli d'un plus grand nombre de beaux sentiments et d'ardentes affections, propres à décocher en toute rencontre vers le ciel. C'est pourquoi nous disons que remplir notre mémoire d'une quantité des plus beaux passages de l'Écriture sainte, et principalement des psaumes, est un des meilleurs moyens d'entretenir la présence de Dieu. Car la mémoire pleine de ces passages ou versets sera comme un carquois rempli de flèches spirituelles et amoureuses, de sorte que l'âme ne sera jamais prise au dépourvu.

Il est fort recommandé dans la Règle, que les Frères aient toujours dans l'esprit quelque chose de l'Écriture sainte à ruminer. Et notre Règle elle-même nous l'ordonne bien expressément au chapitre qui traite des maximes spirituelles : « (Cap. 14) Il faut munir le coeur de saintes pensées, car il est écrit que la sainte pensée te gardera ». « Que le glaive de l'esprit, lequel n'est autre que la parole de Dieu, habite avec abondance dans votre bouche et dans vos coeurs ». Parce qu'en effet les profits en sont innom­brables, tant pour être toujours prêts à résister au mal que disposés à nous porter au bien, qui sont les deux parties de la justice chrétienne.

Notre-Seigneur nous donna l'exemple du premier, dans le combat qu'Il eut contre le diable au désert, où Il voulut nous a prendre à parer à tous ses coups par des réparties de la sainte Ecriture. Car ce que dit le Sage est très véritable : « (Prov. 30, 5). Toute parole du Seigneur est un bouclier enflammé », contre lequel par conséquent les flèches du tentateur, quoique embrasées du feu infernal, perdent tout leur effet[27].

Pour le second qui est de nous inciter à la pratique de la vertu, David disait à Dieu : « Seigneur, votre parole est grandement embrasée, et votre serviteur l'a aimé, et s'y est grandement délecté » (Eccl. 6, 37). L'Ecclésiastique dit aussi que celui qui a toujours sa pensée dans la loi de Dieu recevra de Lui un grand coeur et un très vif désir de sa sagesse, c'est-à-dire de la perfection et de la sainteté « Cogitatum tuum habe in proeceptis Dei, et in mandatis ejus, assiduus esto; et ipse dabit tibi cor, et concupiscentia sapientiae dabitur tibi » (Eccl. 6, 37 [non traduit]).

Voilà les raisons qui nous ont portés à faire ce recueil en faveur des Novices qui ne lisent pas encore beaucoup la sainte Écriture. Nous le diviserons en trois parties. La première contiendra quelques versets propres à chacune des actions du jour. La seconde en contiendra d'autres propres à résister à diverses tentations. Et la troisième contiendra certains versets sous divers titres, dont les uns sont pleins de sentiments propres à méditer, en allant et venant; les autres pleins d'affections propres à enflammer la volonté. De tous ces versets, chacun pourra encore faire choix de ceux qui le toucheront davantage, afin de se les rendre familiers, sans craindre de répéter souvent le même, voire plusieurs fois en une heure, s'il y trouve de la dévotion. Nous eussions pu mettre des gloses à quelques-uns, afin de les rendre plus intelligibles, mais nous n'avons pas voulu le faire, parce qu'on aura plus de plaisir d'en trouver le sens par sa propre considération.

POUR LES ACTIONS DU JOUR

[suivent un grand nombre de versets de psaumes, etc., pour toutes les heures de la journée :]

1. Se levant pour Matines, 2. Se préparant à chanter l'Office, 3. Sortant du choeur après l’office, 4. Se levant au matin, etc.

[… couvre les pages  231 à 269…]

CHAPITRE XXXIII. COMMENT IL FAUT S'ÉLEVER A DIEU PAR LA CONSIDÉRATION DES CRÉATURES

Les plus anciens auteurs qui ont traité de la vie de nos Pères sur le Mont Carmel, la nomment une divine philosophie[28], parce qu'ils ne considéraient point les choses humaines comme humaines, et ne s'arrêtaient pas seulement à les voir de l'ceil corporel; mais ils en prenaient occasion de s'élever à Dieu; tantôt admirant sa puissance, tantôt reconnaissant son infinie sagesse, tantôt Le bénissant de sa grande libéralité, tantôt Le remerciant de sa bonté tantôt prenant occasion de s'instruire dans la pratique des vertus; bref, tirant toutes les choses visibles à un sens spirituel.

En quoi consiste cet exercice.

Après donc que nos Frères auront acquis, en quelque bon degré, l'habitude de bien faire leurs actions en la présence de Dieu, avec quelque dévote élévation de leur coeur de temps à autre, ils tâcheront de pratiquer cet exercice et apprendront à convertir toutes choses en aliment du désir qu'ils ont de plaire et de s'unir parfaitement à Dieu.

Cela a été la pratique du glorieux saint Antoine dans le désert. Car, étant interrogé par un philosophe qui était venu le visiter, comment il pouvait passer tout son temps dans la lecture des livres, il lui répondit « que dans ce désert il avait un livre plus grand et plus ample que tous ceux qui remplissent les bibliothèques, à savoir : le monde universel composé d'autant de feuillets qu'il y a de créatures, dans lequel il lisait quand il voulait les merveilles de Dieu, et les contemplait avec plus de contentement que la curieuse philosophie n'en peut donner ».

Cela a été encore la pratique du prophète David : Seigneur, dit-il, que votre nom est admirable sur toute la terre, parce que je verrai en vos cieux les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez formées (Psal. 8). Et dans un autre endroit, après avoir considéré le bel ordre de la nature, il en prend sujet de faire cette aspiration à Dieu : (Psal. 103, 24)­ « Que vos oeuvres sont magnifiques, Seigneur, vous avez tout fait avec grande sagesse; la terre est remplie des choses qui Vous appartiennent ».

Tel était aussi d'ordinaire l'exercice des trois jeunes Israélites, compagnons de Daniel; ils y étaient si bien accoutumés, qu'étant jetés dans la fournaise ardente, ils n'oublièrent pas d'y bénir Dieu en toutes ses créatures, nommant chacune en particulier, et ils composèrent ce beau cantique qui commence ainsi : Toutes les oeuvres du Seigneur, bénissez le Seigneur.

L'Écriture sainte nous recommande en plusieurs endroits de prendre sujet de toutes choses pour élever notre caeur au ciel; d'autant que c'est le moyen de tenir toujours notre esprit uni à Dieu : “Vois l'arc-en-ciel, et bénis Celui qui l'a fait, car il est grandement beau dans sa splendeur”[29].

Exemples.

Le séraphique Père saint François s'était rendu cet exercice tellement familier, qu'il admirait Dieu en toutes choses. En appelant toujours les créatures frères et soeurs, comme ayant un même Dieu pour Père : il les invitait à louer leur Créateur. Un jour entre les autres, qu'il entendait proche de la fenêtre de sa cellule une cigale chanter, et se trouvant intérieurement ému à bénir Dieu, par la voix de ce petit animal, il l'appela à soi, avec une admirable simplicité et ferveur d'esprit. La cigale obéissant miraculeusement vola dans sa main. Alors il lui dit : « Chante, ma sueur la cigale, et bénis ton Créateur ». Incontinent elle com­mença à chanter et ne se désista point, jusqu'à ce que le serviteur de Dieu lui donnât congé de retourner à son premier lieu, où elle continua de chanter huit jours de suite, après lesquels le saint assembla les Frères et leur demanda s'ils n'étaient pas d'avis de donner congé à sueur la cigale de se retirer, après les avoir si bien excités aux louanges de Dieu l'espace de huit jours.

Une autre fois, le même saint, faisant un voyage par les marais de Venise, trouva une grande quantité d'oisillons qui chantaient dans un bocage proche du chemin. Il dit à son compagnon : « Voilà nos frères les oiseaux qui louent leur Créateur; allons aussi Le louer avec eux, et récitons nos heures en leur compagnie. Mais comme lui et son compagnon ne pouvaient pas s'entendre, à cause du grand bruit des oiseaux, il leur dit : « Mes frères les oiseaux, cessez de chanter, jusqu'à ce que nous ayons parachevé notre office ». Ils obéirent à la voix du saint et ne chantèrent plus qu'ils n'eussent achevé leurs prières.

Quelques années avant sa mort, il récita un admirable cantique « l'Hymne au soleil », dont nous avons tiré ce qui suit :

« Soyez loué, mon Seigneur, pour toutes vos créatures et spécia­lement pour notre honorable frère le soleil, qui fait le jour et qui nous illumine de sa clarté; il est beau et rayonnant d'une grande splendeur, et nous représente excellemment l'éclat de votre Majesté.

Soyez loué, mon Seigneur, pour sueur la lune et pour les étoiles, lesquelles vous avez faites si claires et si belles.

Soyez loué, mon Seigneur, pour frère le vent, pour l'air aussi serein que nubileux, et pour toutes les saisons, par le moyen desquelles, vous fournissez l'aliment à toutes les créatures.

Soyez loué, Seigneur, pour sueur l'eau, laquelle est si utile à notre vie.

Soyez loué pour frère le feu, lequel nous éclaire la nuit et est très beau et très agréable.

Soyez loué, mon Seigneur, pour notre mère la terre, laquelle nous porte, nous nourrit, et produit en son sein divers fruits, fleurs et herbes différentes.

Soyez loué, mon Seigneur, pour nôtre sueur la mort, à laquelle aucun vivant ne peut échapper. »

Malheur à ceux qui meurent en péché mortel. Bienheureux sont ceux qui, à l'heure de la mort, se trouvent entièrement con­formes à votre très sainte volonté. Nous ne craindrons pas de nous étendre un peu sur ce sujet, parce que nos remarques seront autant de saintes pratiques, desquelles nos Frères pourront tirer d'excellentes instructions, et la méthode de faire profit de tout ce qui se présentera à leurs yeux.

C'est pourquoi nous mettrons ici ce que l'on raconte ordinaire­ment de certains prélats qui, allant au Concile de Constance, trouvèrent un pauvre berger en leur chemin, pleurant amèrement à la vue d'un vilain crapaud qu'il avait devant les yeux. L'un de ces prélats s'arrêta, lui demandant ce qu'il avait à pleurer; le pauvre garçon lui dit en sanglotant : « Hélas! je considère que Dieu m'a fait une grande grâce de m'avoir fait homme, et non pas semblable à ce vilain animal. Et pourtant je L'ai tant de fois offensé, ce que n'a point fait cette pauvre bête. » Le prélat, vivement touché du sentiment de ce berger, le consola du mieux qu'il put, et ayant atteint la compagnie qui l'avait devancé il raconta ce qu'il venait de voir et d'entendre, ajoutant : « Voilà comme les simples et les ignorants ravissent le ciel, et nous autres descendons en enfer avec toutes nos sciences ».

Le R. P. Louis de Grenade a merveilleusement bien traité de cette excellente philosophie, dans la première partie de son intro­duction au symbole de la foi, et nous désirons fort que les plus avancés d'entre nos Frères le lisent et relisent, à dessein d'y apprendre à adorer Dieu en toutes ses créatures. Il raconte pour l'instruction des âmes plus désireuses de la perfection ce qu'il avait vu dans la maison d'un gentilhomme. Celui-ci avait un lévrier qui lui était si attaché que jamais il ne s'en éloignait. Si par violence on le tirait hors du lieu où était son maître, il se débattait et résistait de tout son possible, et pendant qu'il demeurait dehors, il témoignait assez, par son hurlement continuel, la peine que lui causait cette séparation. Un jour, entre autres, au fort de l'été, que son maître allait à la campagne, cet animal le suivait comme d'ordinaire, et tout haletant tirait la langue, à cause de sa grande soif, mais un laquais le menant par force à la fontaine qui était proche du chemin, pour le faire boire, le chien ne se donnait à peine le loisir de tremper sa langue dans l'eau, que tout incontinent, il ne leva les yeux pour voir si son maître paraissait encore, et dès qu'il l'eut perdu de vue, sans s'arrêter davantage à boire, il sauta et courut promptement après lui. D'où ce grand religieux et vrai père de la vie spirituelle tira cette considération : Si cet animal aime tant son maître pour un morceau de pain qu'il lui baille tous les jours, combien plus l'homme devrait-il aimer son Dieu duquel il reçoit à chaque moment tant de grâces. Et si une bête sans raison se trouve portée à chérir si fort la présence de son maître, combien plus les hommes, et surtout les religieux, devraient-ils chérir d'être toujours en la présence de Dieu ? Et si, buvant au temps d'une si grande chaleur, il gardait néanmoins le caeur, les yeux et son affection à son maître, pensant à celui-ci plus même qu'à boire. Ne devrions-nous pas aussi avoir toujours notre coeur et notre affection portés en Dieu.Voilà des exemples qui nous apprennent ce que nous voyons, et à convertir toutes les choses de ce bas monde à un sens intérieur et spirituel.

Pratique de cet exercice en Notre-Seigneur même.

Notre-Seigneur Jésus-Christ nous en a donné l'instruction par Lui-même, car que veulent dire toutes ces admirables paraboles du saint Évangile, sinon qu'Il tirait toutes choses à son sens spirituel? Vous voyez, dit-il, avec quelle ambition les hommes cherchent des trésors : les vrais trésors que vous devez chercher sont du ciel. Vous voyez un arbre infructueux dans votre jardin, et vous le faites couper pour le mettre au feu; de même, si vous ne produisez pas des fruits dignes de la vie éternelle, vous serez retranchés de la terre des vivants et jetés dans les flammes qui ne s'éteindront jamais. Vous voyez que le sarment qui est séparé de la vigne n'est plus propre qu'à être mis au feu; ainsi, l'âme qui est séparée de son Dieu, n'est plus bonne à rien qu'à brûler en enfer. Vous voyez que le vigneron taille sa vigne et coupe le superflu des ceps, afin qu'ils rapportent davantage : vous devez vous-mêmes vous circoncire et retrancher tout le superflu de vos pensées, actions et affections, afin de produire un fruit plus abondant de toutes sortes de vertus. Vous voyez avec quelle diligence et amour un berger va cherchant la brebis qui s'est égarée : Dieu a encore un plus grand soin et un plus grand désir de ramener une âme dévoyée au troupeau de ses élus. Vous voyez combien un père aime son enfant jusqu'à le recevoir à bras ouverts après plusieurs années de débauche et célébrer la fête, à son retour, par un grand festin; votre Père céleste a encore plus d'amour pour les pauvres pécheurs lorsqu'ils se convertissent de tout leur coeur par la pénitence. Vous voyez combien celui-là est obligé d'aimer son créancier, quand il a reçu de lui la remise d'une grosse dette; de même, vous devez avoir d'autant plus d'amour pour Dieu, qu'Il vous a pardonné plus de péchés.         

Enfin quiconque lit le saint Évangile, trouve qu'il est rempli de très excellentes instructions, tirées des choses sensibles; notre très divin Maître et Sauveur Jésus-Christ, formant des considé­rations spirituelles sur tout ce qui tombe sous les sens. Et il le fallait, non seulement pour nous conduire comme par la main dans cette divine philosophie, mais encore Il en faisait usage pour lui-même, par le moyen de la science acquise, quoique d'une manière infini­ment élevée et divine. Car un jour, les apôtres le pressant de vouloir prendre quelque nourriture, parce que l'heure était avancée, et que, de plus, Il était grandement fatigué du chemin, il leur répondit : (Jean 4,32)­ “J'ai un aliment à manger que vous ne savez pas”. “Ma vie et ma nourriture consistent à faire la volonté de Celui qui m'a envoyé, afin d’accomplir son ouvre » ( Jean 4, 32).

Méthode de cet exercice.

Comment se fait l'élévation du cœur par la considération des créatures.

De ce que nous avons dit, l'on peut voir, d'un côté, l'excellence de cet exercice, puisque le Fils de Dieu Lui-même a voulu le pratiquer; et d'autre part, combien il est facile, car il n'est pas besoin d'aucune violence ou bandement de tête pour cela; mais il suffit d'avoir la résolution de tâcher de profiter de tout, et ensuite de tenir son coeur doucement recueilli. Et puis, dans la rencontre des choses qui se présenteront, on formera quelque dévote conception, simple, non subtile, douce et non forcée, affective et non curieuse; facile et toute naturelle, et non pas tirée de lois. Cette conception simple, douce et dévote sera enfin le sujet de l'élévation du cceur, et voilà toute la méthode qu'il faut tenir en cette sainte philosophie.

Il faut que les conceptions soient simples et naturelles.

Nous avons dit premièrement, que les conceptions que l'on forme sur les choses occurrentes doivent être simples et non alambiquées; autre­ment, elles seraient insipides et sans fruit; et c'est un défaut, auquel on doit bien prendre garde, de certains qui portent leur esprit e sais quelles spéculations faites à perte de vue, sans raison, ni fondement. Ce qui n'est pas user comme il faut de cette philosophie de l'esprit.

Comment on peut aisément former des considérations spirituelles sur toutes choses.

Or il ne peut pas être difficile de former des con­ceptions simples et toutes naturelles, parce que, comme il n'y a aucune chose au monde qui n'ait, ou rapport à Dieu, ou n'y soit en opposition, il n'y a rien de plus aisé que de porter simplement notre esprit vers sa Majesté, à la vue de celles qui s'y rapportent, ou de concevoir l'horreur de ce qui nous en éloigne, à la vue de celles qui Lui sont en opposition.

Voici un exemple de ce qui a rapport à Dieu.

Exemples.

Saint Ignace de Loyola, contemplant le ciel tout étoilé, au milieu d'une belle et claire nuit, disait : « Que la terre me paraît méprisable, lorsque je regarde le ciel ».

Voici un autre exemple de ce qui est en opposition à Dieu.

Il est à remarquer dans la vie des Pères, que l'abbé Pambo, allant une fois à la ville avec d'autres religieux, rencontra sur son chemin une comédienne fort curieusement parée. Il se prit à pleurer, et les Frères lui demandant ce qu'il avait, il répondit que deux choses le faisaient pleurer. La première, la perte de cette femme. La seconde, sa négligence au service de Dieu, parce que je ne prends point, dit-il, tant de peine pour orner mon âme des vertus, afin de la rendre agréable à Dieu, que cette femme n'en prend, pour embellir son corps, afin de plaire aux hommes. On peut voir, dans ces deux exemples, comment on peut former des conceptions simples, faciles et sans aucun artifice, en toutes sortes de rencontres.

Évitez la contrainte.

Nous avons dit, secondement, qu'elles doivent être douces et non forcées, ni tirées de loin. Car, il ne faut presque jamais former le dessein de chercher ces objets hors de nous-mêmes, pour nous tirer en Dieu, par leur moyen; d'autant que ce serait trop se multiplier et s'extérioriser, plutôt qu'entre­tenir le recueillement. plais il suffit de se tenir en la disposition intérieure de recevoir l'instruction et l'inspiration du Saint-Esprit, pour philosopher saintement sur ce qui se présentera de soi-même. Et si, après y avoir doucement appliqué notre esprit, il ne nous vient aucune pensée, nous ne devons pas nous contraindre, pour en avoir bon gré, mal gré; ce sera assez bien que, nous souvenant de Dieu, nous Lui fassions quelque aspiration sur un autre sujet.

Évitez la curiosité.

Nous avons dit, en troisième lieu, que ces conceptions doivent être affectives et non curieuses. Car, c'est la différence qu'il y a entre cette divine philosophie et la profane; la profane n'a pour but que de connaître, et partant, elle est toujours pleine de curiosité; mais celle dont nous traitons ne vise qu'à toucher le coyur de quelque bon sentiment. C'est pourquoi elle se contente souvent d'une notice générale de son objet, sans descendre au détail ni au particulier; d'autant qu'elle lui suffit pour émouvoir son cceur en Dieu. Par exemple, à l'aspect d'une belle fleur ou de l'arc-en-ciel, elle ne s'arrête point à faire distinction des couleurs, ni des autres circonstances qui sont l'ornementet de ces choses; mais elle se contente de voir que cela est beau, et que c'est l'ouvrage de Dieu, pour lequel Il mérite d'être loué aimé.

Pratique de cet exercice. Voyant le ciel [...]

CHAPITRE XXXIV. DE LA REPRÉSENTATION DE L'HUMANITÉ SACRÉE DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST

Il y en a qui pratiquent cette sorte de présence de Dieu, la trouvent grandement facile et en retirent de grands profits. Toute­fois, il s'y rencontre divers degrés. Les plus jeunes Novices peuvent arrêter leur imagination vagabonde par la représentation sensible et imaginaire de Notre-Seigneur; se comportant en toutes choses comme s'ils étaient regardés de Lui, encore vivant sur terre, ou triomphant dans les cieux. Pour ce sujet, ils Lui adressent toutes les directions de leurs eeuvres, toutes leurs aspirations et tous leurs colloques intérieurs. Cela est bien facile et grandement profitable à un apprenti.

Pratique pour les Profitants. Mais les plus avancés n'en doivent pas demeurer là, mais se former une belle, affective et majestueuse idée de l'Humanité sacrée de Jésus-Christ, marcher continuellement en sa présence et tâcher de se transformer en Lui par une fidèle imitation, accompagnée d'une douce, cordiale et sincère affection, vers cette même Humanité.

Si bien que cet exercice peut être mené bien différemment. Les Commençants se contentent de la seule représentation imaginaire, qui les retient en crainte et révérence. Les Profitants passent outre et y joignent une très douce et très respectueuse affection, par laquelle ils tâchent de se revêtir de l'esprit divin, dans lequel ce très aimable Sauveur a conversé sur la terre; entrant par une douce et affective considération en tous ses sentiments, et se conformant à Lui de tout leur possible, en toutes ses manières d'agir. Les Parfaits sont ceux qui, à force de s'exercer vivement en ceci, ont acquis une si parfaite conformité avec l'Humanité de Notre­Seigneur en toute leur vie, qu'il semble, à les voir agir, qu'ils sont tout transformés en Lui, ainsi que le ressentait l'apôtre qui disait: “Je vis, non, ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi ».

Les Novices nouvellement reçus peuvent pratiquer le premier de ces trois degrés, s'ils y trouvent de l'attrait; sinon, ils ne s'y contraindront point avec trop de violence. Les plus avancés tâcheront d'entrer dans la pratique du second degré, car c'est principalement pour eux que nous composons cet exercice, et s'ils l'embrassent d'un caeur amoureux et fidèle, ils se trouveront en peu de temps revêtus de l'esprit de la vie et des sentiments de Jésus-Christ, et enfin parfaitement transformés en Lui. Et qu'est-ce donc que d'être transformé en Jésus-Christ par le goût savoureux de sa très sainte vie, et par une parfaite imitation de sa manière d'agir et de converser parmi les hommes, sinon être déjà parfait et devenu tout divin ? Car le Fils de Dieu a pris notre nature afin de nous tirer à Lui par le sensible, puisque nous étions tous sensibles, et de nous transformer en sa Divinité, en nous conformant à sa sainte Humanité. Qui ne voit combien notre vie serait parfaite, si elle était entièrement conforme à celle du Sauveur? C'est bien assez pour inviter nos frères à embrasser cette excellente pratique, mais il ne sera point hors de propos de dire encore quelque  chose.

De la nécessité et utilité de cet exercice [...]

CHAPITRE XXXV. AUTRE MANIÈRE TRÈS EXCELLENTE D'AVOIR TOUJOURS DIEU PRÉSENT

Exercice IV

C'est de Le reconnaître opérant en toutes choses. C'est prendre tout de sa main, n'envisager les créatures que comme ses instru­ments, rapporter à sa Providence tout ce qui nous arrive et y conformer entièrement notre volonté. Cet exercice est d'un admi­rable profit, car il tient toujours notre esprit élevé, et notre cceur en grand repos. Il est aussi l'un des plus nobles de tous ceux que l'on pratique dans la vie spirituelle, parce qu'il consiste dans les actes des trois vertus théologales : Foi, Espérance et Charité, lesquelles surpassent toutes les autres en excellence. Nous le ferons voir en détail par la suite.

Que la Foi est le fondement de cet exercice.

I1 est, premièrement, nécessaire d'avoir une ferme créance et conviction de cette vérité : que rien ne nous arrive en cette vie, sans que la Providence de Dieu y intervienne, soit en l'ordonnant, soit en la permettant. D'autant que, comme le dit l'apôtre (Éph. 1, 11). “C'est Lui qui fait toute chose suivant le conseil de sa sainte volonté”, et on peut dire qu'il n'y a du hasard en rien, si l'on considère que Dieu a l'oeil ouvert à tout ce qui se passe en ce monde, et quoique sa Providence soit étendue sur la généralité de tous les hommes, Il a néanmoins un soin particulier de chacun, comme si chacun était seul sur la terre, ainsi que le Psalmiste semble vouloir le dire « Qui finxit sigillatim corda eorum qui intelligit omnia opera eorum » (Psal. 32, 15). C'est Lui qui envoie le bien et le mal, la vie et la mort, les choses tristes et celles qui sont délectables. « Bona et mala, visa et mors, paupertas et honestas a Deo sont », dit le Sage. Et cela est véritable non seulement des grandes choses, mais encore des plus petites, parce qu'Il a marqué, dès l'éternité, tout ce qu'Il veut qu'il nous arrive dans le temps, et un cheveu ne tombe pas de notre tête sans qu'Il le veuille[30].

La pratique, qui doit suivre de cette ferme conviction, sera de prendre toutes choses, non comme venant des hommes, mais de la main de Dieu; et celles qui nous sont favorables avec très humble action de grâces; celles qui nous sont fâcheuses, avec une amoureuse résignation, tâchant d'entrer dans le dessein de sa Providence et d'en tirer le profit qu'Il a prétendu Quelques-uns se trouvant fort bien de répéter cette oraison jaculatoire : « Domine sicut vis, et sicut scis, sic fiat mihi : Seigneur, qu'il me soit fait en tout et partout, non comme je veux, mais comme Vous voulez, et comme Vous savez qu'il m'est expédient ».

Nous en connaissons qui se sont tellement habitués à cette excellente pratique, que la parole, non seulement des Supérieurs, mais aussi de tous les hommes, leur semble la parole de Dieu. Car, si on leur commande quelque chose, ils se portent incontinent à le faire, non parce que c'est un homme qui le dit, niais parce que Dieu le veut, et si on les blâme, bien que sans sujet, ils reçoivent la correction non des hommes, mais de Dieu.

Formulaire et exemples pour les choses prospères.

De plus, lorsqu'on les sert au réfectoire, ils disent en eux-­mêmes : « C'est Vous, Père souverain, qui nous pourvoyez si à propos dans tous nos besoins. C'est de votre main paternelle que ce pain nous est donné ».

De même, s'approchant du feu en hiver, ils disent : « Seigneur, que votre bonté est suave et admirable en toutes choses! Qu'aurions-­nous fait dans le grand froid, si Vous n'aviez créé le feu, et si Vous ne nous aviez donné ce bois pour nous chauffer? »

Un certain même, allant par le pays, à l'ardeur d'une grande chaleur, étant fort altéré, trouva une fontaine auprès du grand chemin, mais sa pensée alla premièrement à remercier Dieu, avant que d'en boire, disant en soi-même : « Ah! que Dieu est bon et prévoyant pour toutes ses créatures d'avoir mis des fontaines le long des grands chemins, pour le soulagement des voyageurs. Vous aviez prévu, Seigneur, dès le commencement, que 'celle-ci me serait aujourd'hui nécessaire. J'en boirai donc avec action de grâces à votre amoureuse Providence.

Cette pratique est très facile et se rapporte très bien à une supposition que l'on fait. Posons le cas, disent quelques-uns, qu'un pauvre marinier jeté par un naufrage sur une côte soit reçu par un seigneur charitable, dans sa maison, lequel, ordonnant à tous ses domestiques de le bien traiter et de le servir, l'un viendrait lui faire du feu, l'autre lui présenter une chemise, un autre lui bailler un habit, un autre lui donner à manger, un autre lui préparer un lit : cet homme ne recevrait point toutes ces charités de la main des serviteurs seulement, mais il s'en tiendrait principalement obligé au maître du logis. De la même façon, nous devons considérer toutes les créatures comme autant de domestiques de la maison de Dieu (qui est tout ce grand monde) et prendre ce qu'elles nous fournissent, non comme venant d'elles, mais comme venant de l'ordre spécial du Créateur.

Application. Ainsi, lorsque nous entendons quelque bon senti­ment de la bouche de nos Frères, quelque beau sermon ou quelque fervente exhortation, il faut dire : « Voilà ce que Dieu me mande par la bouche de ceux-ci, comme par ses messagers». Et si on nous avertit de nos fautes, bien que celui qui le fait n'en ait pas la charge, nous dirons : « C'est Dieu qui veut me faire connaître mon imper­fection ». Et si nous n'avons pas commis la faute qu'il nous reproche, nous dirons : « C'est que Dieu veut m'éprouver, pour voir si j ai de la patience et de l'humilité ». Et ainsi de toutes les autres choses.

Dans les adversités. Quant à celles qui sont fâcheuses, Dieu en étant l'auteur, aussi bien que des autres, nous devons les recevoir de sa main avec une patiente résignation. Si les créatures s'y mêlent, ce n'est que comme instruments de sa justice, ainsi qu'il est dit en Isaïe : « Assur virga furoris mei, et baculus ipse est, in manu eorum indignatio mea » (Isaïe 10, 5). Et, bien que ce soit peut-être sans sujet, de la part des créatures, si elles nous veulent du mal, ce n'est toutefois jamais sans sujet, de la part de Dieu; parce que nous avons toujours beaucoup plus mérité de châtiments pour un seul péché, qu'Il ne nous en envoie en ce monde. Que si les personnes, dont Dieu se sert pour nous exercer, y mêlent le péché de leur part, ainsi qu'il arrive dans la détraction, dans une injure dite avec colère, nous devons, en notre esprit, faire séparation du péché d'avec notre affliction et, laissant le péché être ce qu’il est, nous attacher précisément à la chose qui nous afflige par l’ordre de Dieu, afin de la souffrir comme venant de sa main.

C'est ainsi que fit le très patient Job, lorsqu'il se trouva dépouillé de tous ses biens par les hommes, affligé d’une horriblede et très douloureuse plaie, depuis la plante des pieds jusqu’à la tête, par un coup du diable, et blâmé, de plus, comme un criminel par ses plus intimes amis qui devaient le consoler, car il prit cette affliction de la seule main de Dieu, disant : “ La main de Dieu m'a touché » (Job. 19, 21). Se gardant de s'en prendre ni au diable ni aux hommes.

Exemple de Jésus-Christ

Notre-Seigneur Jésus-Christ nous en donne encore un plus fort exemple. D'autant que saint Pierre, voulant s'opposer à sa Passion, Il lui dit : « (Jean, 18, 11). - Le calice que mon Père m'a donné, ne le boirai-je pas? ». Où nous devons remarquer, qu'Il ne s'en prend point aux prêtres qui avaient machiné sa mort, ni à Judas qui l'avait trahi, ni aux juifs qui L'accusaient, ni aux bourreaux qui Le tourmentaient, ni enfin aux diables qui les incitaient, mais Il regarde en tout cela uniquement la volonté de son Père éternel. Et nous devons le faire à son imitation, en tout ce qui nous arrive de sinistre, entrant autant qu'il est possible, dans les desseins de Dieu sur nous.

Comment l'Espérance est pratiquée en cet exercice

Le second acte que nous avons dit intervenir en cet exercice est une ferme espérance en Dieu, par laquelle nous avons confiance que sa bonté souveraine opérera excellemment notre salut en toutes les voies qu'il Lui plaira de tenir sur nous, ainsi qu'Il peut et le veut.

Il le peut, parce qu'ayant tiré la lumière des ténèbres dans la création il ne Lui est pas malaisé de tirer notre avancement spirituel et notre perfection intérieure de tous ces divers accidents. Au contraire, comme Il agit en toutes choses avec les lumières d'une sagesse infinie, Il connaît infiniment mieux que nous ce qui est utile et nécessaire. Et bien qu'il semble que les choses arrivent par des voies purement humaines, Dieu toutefois ne laisse pas d'y agir comme cause principale, quoique ce soit d'une manière invisible. «Dieu agit en toutes choses avec une grande sagesse» (Sap. 8, 1). « Il conduit d'un bout à l'autre les affaires de notre salut, fortement et par une merveilleuse efficacité, néanmoins Il dispose toutes choses si suavement qu'il semble qu'elles se font d'elles-mêmes, sans qu'Il y prenne aucune part ».

Nous en voyons un exemple dans saint Paul ermite, lequel appréhendait la mort que son beau-frère (désireux d'avoir son bien) se disposait à lui faire subir en l'accusant d'être chrétien, en un temps où la persécution était furieuse, il se retira au désert, sans autre dessein que de fuir la mort. Qui eût dit, à voir un enfant de quinze ans entrer dans ces affreuses solitudes, que Dieu l'y attendait pour en faire un grand saint ? Cela arriva pourtant, et, il n'y a jour, auquel il ne nous arrive plusieurs occasions dans lesquelles la Providence de Dieu agit sur nous, quoique les ressorts nous en soient inconnus.

Et non seulement Il peut, mais Il veut nous conduire par ces voies à une excellente perfection, si, de notre côté, nous voulons nous abandonner à Lui sans aucune réserve. Car Il n'agit point à l'aveugle, au contraire, Il sait très bien à quoi chaque chose doit aboutir, ainsi que dit le Psalmiste : “Il les a conduits d'une main pleine d'entendement, de sagesse et de circonspection.” Et le sage dit aussi qu'Il nous traite avec révérence comme des vases précieux de cristal ou de porcelaine, que l'on manie avec adresse parce qu'on ne veut pas les rompre, mais les conserver : Tu autem, Dominator virtutis, cum magna reverentia disponis nos (Sap. 12, 18). Si bien que rien du tout ne nous arrive, que Dieu ne l'ait concerté et ne l'ait jugé utile à notre salut et à notre perfection, si nous voulons en faire un bon usage.

Cela doit beaucoup augmenter notre confiance en sa conduite amoureuse, et nous faire adorer en toutes choses sa Providence paternelle par une entière conformité de notre volonté avec la sienne. Et c'est véritablement en quoi consiste toute la perfection. Car il ne faut pas croire, dit sainte Thérèse, qu'il y ait d'autres secrets ni d'autres mystères inconnus. En ce point consiste tout notre bien[31].

[...]

Comment la charité intervient en cet exercice.

L'acquiescement humble et affectueux aux conduites de Dieu en toutes choses, tant prospères qu'adverses, est la consommation et perfection essentielle de cet exercice. Et ce n'est autre chose que l'acte de charité, par lequel nous aimons tout ce que Dieu fait, en sorte que les choses ne nous plaisent pas pour l'amour d'elles­mêmes, mais pour l'amour de Dieu qui les ordonne. Et si celles qui nous sont contraires nous déplaisent en soi, elles arrivent pourtant à nous plaire à cause de la volonté de Dieu, laquelle y est conjointe.

Cela supposé, qu'on fasse une haute estime de Dieu, et qu'on ait plus d'inclination à ce que sa seule volonté soit faite et non pas la nôtre, ni celle d'aucune créature. Car, c'est proprement dans cette union de volonté que consiste l'amour vrai, et que si elle venait à se désunir, la charité s'éteindrait incontinent ou pour le moins se ralentirait. Mais la sainte Écriture dit que ceux qui sont fidèles en cet amour acquiesceront à Dieu en toutes choses : Fideles in dilectione acquiescent illi » (Sap. 3, 9; Psal. 131). Et saint Augustin ajoute que nous ne pouvons rien offrir à sa Majesté qui lui soit plus agréable que lorsque nous Lui disons :  “Posside nos ». Possédez-nous, Seigneur, et disposez de nous comme d'une chose qui est entièrement vôtre adorant sa conduite et nous sou­mettant en tout à son gouvernement.

Les actes qu'on doit faire en cet exercice pourront être en la forme de ceux-ci que nous avons tirés de la sainte Écriture et de la pratique des saints.

[...]

CHAPITRE XXXVI. AVIS TOUCHANT L'ORAISON ASPIRATIVE

AVIS PREMIER

Nous avons dit ci-dessus que le but des aspirations n'est pas seulement de nous conserver dans le bien, mais bien plus encore de nous y faire avancer, et de nous faire croître en l'amour de Dieu. C'est pourquoi, il ne suffit pas de nous tenir en une certaine dispo­sition d'esprit, prêts à nous élever à Dieu selon les rencontres, à quoi seul il semble que tout ce que nous venons de dire se veuille réduire, mais il faut, de plus, nous y exciter nous-mêmes, tâchant d'avoir toujours quelque bon sentiment dans le caeur duquel, comme d'une matière très propre, nous puissions former des Oraisons jaculatoires et embrasées. Faute de quoi, dit notre excellent contemplatif, Frère Jean de Saint-Samson, on demeure oiseux à ne rien faire et sans savoir à quoi s'attacher. Non que ce soit impuis­sance de s'occuper, ainsi que plusieurs veulent dire, mais c'est manque d'exciter la volonté, autant que de raison, sur les matières qui seraient propres à l'enflammer. Et cette occupation de continuel et ardent amour devrait être la vie de toutes les âmes choisies pour l'Ordre du Mont Carmel, afin d'aimer et connaître Dieu excellemment comme c'est en effet la raison pour laquelle nous sommes et appelés en cette sainte religion.

AVIS SECOND

Quoique l'exercice d'aspiration, vivement entretenu soit l'effet d'une charité bien ardente et l'eeuvre d'un coeur grandement touché, et partant, quoiqu'il semble n'être propre qu'à ceux qui ont déjà fait un grand progrès dans l'étude de l'Oraison, néanmoins chacun peut s'y adonner selon sa portée. Et bien, qu'au com­mencement, il ne sente pas son ceeur beaucoup excité ni enflammé son exercice ne laissera pas d'être fort bon et saint. Puis, venant à le continuer, il se sentira bientôt puissamment tiré à Dieu au-dedans de son propre ceeur, lequel n'aura ni paix ni repos qu'il ne parle, et qu'il ne se voie continuellement uni à sa divine Majesté. Étant enfin arrivé là, son amour sera suffisant à lui-même, dit notre grand contemplatif. C'est-à-dire, qu'étant une fois acquis, il n'a plus que faire de précepte ni d'artifice pour son occupation, ni pour avoir matière de quoi s'entretenir, parce que l'aspiration devient, avec le temps et la grâce de Dieu, aussi naturelle et facile à l'âme que la respiration est naturelle et facile aux poumons.

AVIS TROISIÈME

Cet exercice est nécessaire à toutes sortes de religieux, mais il doit être en singulière recommandation, à ceux qui ne peuvent méditer, et à ceux qui sont grandement occupés au-dehors; lesquels doivent, par là, compenser le peu de temps qu'ils donnent à l'Oraison mentale. Et l'on voit par expérience que, tenant toujours leur cœur élevé à Dieu, sans néanmoins désister de faire ce qu'il faut à l'extérieur, leur action a je ne sais quoi de divin; et l'on voit en leur regard et dans leur manière d'agir qu'ils sont gouvernés par le Saint-Esprit. Quant à ceux qui commettent fréquemment des imperfections volontaires, il n'est point vrai de dire qu'ils mènent cet exercice ni de près ni de loin, étant assez manifeste qu'il est impossible d'avoir le coeur porté à Dieu, et de le détourner de Lui, au même instant.

AVIS QUATRIÈME

C'est bien faire de la part de ceux qui ne peuvent encore produire beaucoup d'aspirations de leur propre fond, d'avoir recours aux écrits de nos excellents contemplatifs[32] qui en ont composé des exercices. Ils en feront un recueil, se les rendant propres et se les assimilant, comme s'ils les avaient formés d'eux­mêmes, mais ils prendront garde de choisir plutôt celles qui sont conçues en moins de paroles, comme plus capables d'affecter vivement le coyur. Et parce qu'il y en a de diverses sortes, les unes plus ordinaires et les autres plus élevées, chacun fera choix de celles qui contiendront des vérités et des sentiments plus conformes à son état et à son goût.

AVIS CINQUIÈME

Fomenter les affections de l'Oraison du matin. Il est très profitable d'entretenir, le long du jour, les bonnes affections et de réduire, en exercice d'aspirations, les pieux sentiments qu'on a eus dans l'Oraison du matin. D'autant qu'ils s'enracineront plus avant par ce moyen, et à force de les ruminer et digérer, ils passeront en nature. Si par exemple, on a médité sur l'horreur du péché, et qu'on ait été touché de quelque sentiment de componction, voici comment on pourrait s'en entretenir et le réduire en aspirations.

Formulaire. [...]

AVIS SIXIÈME

Sur la vertu qui est en exercice en commun.

Il est très profitable de joindre l'exercice d'aspiration à la pratique de la vertu, qui est recommandée chaque semaine ou chaque mois, afin d'y affectionner davantage notre coeur et d'animer vivement les actes extérieurs que nous en ferons, par les actes intérieurs que nous en aurons conçus. Si, par exemple, la vertu d'obéissance est en pratique

Méthode qu'il faut y suivre.

1. Dès le matin en se réveillant, on dira : Domine, quid me vis facere. Seigneur que voulez-vous que je fasse?

2. A chacune des actions régulières, on se représentera que le son de la cloche, ou la parole du supérieur est la voix de Dieu qui nous appelle.

3. En tout ce qui sera commandé par les supérieurs et officiers, on dira : Christus jubet, suffrcit.

4. Enfin, ayant bien compris que 1 obéissance est une humble et affectueuse soumission de notre n us volonté celle conduire supérieur, lequel tient la place de Dieu, po       Ayant de plus considéré qu'elle doit être simple, sans examiner; prompte, sans différer; joyeuse, sans chagrin; et persévérante, sans ennui. Bref, s'étant proposé d'obéir en tout à l'exemple du Fils de Dieu, lequel ne fit jamais sa propre volonté en la moindre chose, voici comment on pourra s occuper intérieurement sur cette excellente vertu, en allant et venant

Formulaire. [...]

AVIS SEPTIÈME

Nonobstant l'avis précédent, il ne faut pas se forcer plus que de raison pour former ces conceptions et produire ces actes, si l'esprit n'en fournit le motif et si le ccnur ne s'y trouve porté; mais il suffit de prier Dieu en toute simplicité et affection, qu'Il veuille nous donner cette vertu, Lui exposant pour ce sujet le désir que nous en avons et Le suppliant de l'augmenter si nous le sentons faible.

AVIS HUITIÈME

Excellente manière de présence de Dieu.

Il y a, outre tout ce que nous avons dit, une façon plus excellente de marcher en la présence de Dieu : à savoir de le chercher et de le trouver en nous-mêmes, où nous savons par certitude de foi qu'Il est par son immensité; et où nous croyons, autant tanque nous pouvons être certains de notre justification, qu’Il réside par sa grâce. Par suite de cette conviction, de cette croyance, l’âme qui réunit toutes ses puissances, les rappelant de toutes sortes de pensées et des objets extérieurs pour rentrer en soi-même, et se rendre attentive à ce que Dieu y a fait, a coutume de se trouver dans une certaine disposition fort tranquille, durant laquelle elle ressent Dieu présent, et goûte je ne sais quoi de sa céleste opération. Elle Lui adresse tous les colloques au fond d'elle-même, se tenant plus en la disposition de l'entendre, que de Lui parler; elle Le consulte en toutes choses, et garde soigneusement toutes les avenues et portes de son ceeur, de peur d'y laisser entrer quelque rien qui puisse Le contrister.

De là, elle est encore ordinairement tirée plus loin, dans une région souverainement pacifique, et pleine d'un repos très intime, accompagné toutefois d'un désir très efficace d'aimer de toutes ses forces Celui pour lequel elle ressent un très doux et très puissant attrait.

Commencement de la vie mystique.

Ceci est le commencement de la vie mystique, de laquelle nous traiterons au second tome de notre Conduite Spirituelle[33], nous contentant de dire maintenant que, bien qu'il semble que cet état soit moins actif que les précédents, il n'en est pas moins saint ; au contraire, il l'est bien davantage. Ni plus ni moins que le vieux vin, lequel étant en repos ne laisse pas d'être meilleur que le nouveau, quoiqu'il ne bouillonne et ne fume pas comme celui-ci. Et la simple vue de Dieu (accompagnée d'un secret sentiment et du désir que l'âme ressent d'être toute à Lui, de L'aimer et de le contenter de toutes ses forces, sans distinction de ceci ni de cela) dit plus que mille autres actes qui se pratiquent dans les autres états. De sorte que, ce qui semble être un pur silence, est en fait plein de très vives expressions et de ces admirables explosions d'amour tant louées dans la sainte Écriture et par les contemplatifs.

Ceux qui sont parvenus là marchent toujours profondément recueillis, comme portant Dieu en eux-mêmes, avec une révérence et modestie, qui font assez voir que Dieu les possède et qu'ils Le possèdent réciproquement. Il jouissent au surplus d'une merveil­leuse suavité intérieure, et l'on peut dire d'eux ce que disait David : (Psal. 88, 17) “Seigneur, ils marcheront dans la lumière de votre Face, et se réjouiront tout le jour en votre nom. Vous les cacherez dans le secret de votre Face, à l'abri du trouble et du tumulte des hommes.

Voilà les frontières de la région à la possession de laquelle tendent tous les exercices d'Oraison et de présence de Dieu, dont nous avons parlé jusqu'ici et auxquels, si nos Frères s'adonnent sérieusement et avec persévérance, nous pouvons leur promettre qu'ils verront le Dieu des Dieux en Sion, par une heureuse arrivée à la sainte montagne de la Contemplation. Dieu leur en fasse la grâce.

 

 



[1] Introduction, op.cit., p. XII. – On regrettera que la couverture de l’ouvrage ne signale ni la paternité des Grands Carmes ni l’ancienneté de la composition, ce qui a probablement nuit à la reconnaissance de son beau contenu : au vu de la converture, on attribue en effet la « méthode claire et facile… » au « P. Innocent de Marie Immaculée, Carme Déchaussé », auteur moderne parmi beaucoup. Peut-être faut-il voir en cela un souci de ne pas écarter des lecteurs et des lectrices modernes de cette méthode en soulignant d’emblée son ancienneté et son appartenance à la branche traditionnelle du Carmel.

[2] Luc 11,10. – Nous omettrons par la suite les citations latines lorsqu’elles sont traduites avec quelque fidélité.

[3] Réf. à Luc 18, 1 pour le conseil de Notre Seigneur, citation de la Regula …die ac nocte in lege Domini meditantes et  in orationibus vigilantes, réf. à Phil. 3, 20 de saint Paul.

[4] Cette seconde partie ne fut jamais éditée.

[5] Sagesse, 7, 14 : « Car elle est un trésor infini pour les hommes, et ceux qui en ont usé sont devenus les amis de Dieu… » (Sacy).

[6] « Tous les biens me sont venus avec elle, et j’ai reçu de ses mains [de la Sagesse] des richesses innombrables. » (trad. de Lemaître de Sacy).

[7] « Alors ils dirent au roi : « Daniel, un des captifs d’entre les enfants de Juda, sans avoir égard à votre loi ni à l’édit que vous avez fait, prie son Dieu chaque jour à trois heures différentes. » (Sacy).

[8] Nous omettons le latin, qui précède sa traduction, comme annoncé précédemment.

[9] …Majesté. Creatus est homo, dit saint Augustin, ut Deum cognosceret [...] perfecte. « L’homme… Nous omettons le latin.

[10] « …le Seigneur aime les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob. » (Ps. 86, 1, Sacy).

[11] « Le Seigneur est grand dans Sion, il est élevé au-dessus de tous les peuples. » (Sacy).

[12] “Approchez-vous de lui, afin que vous en soyez éclairé...” (Ps. 33, 5, Sacy).

[13] « Ce saint homme avait été appelé à l'Ordre des Carmes par une faveur bien spéciale de la Vierge et y mourut la neuvième année de sa profession, en odeur de sainteté au couvent d'Angers, l'an 1636. Il était fort adonné à l'Oraison et néanmoins très laborieux. »

[14] Eccl. 34, 6; Eccl. 18, 22.

[15] Prov., 18, 17.

[16] Jean, 30, 16.

[17] Passage confirmant la démonologie régnante de l’époque dont les victimes seront nombreuses…

[18] Rom., 8, 14.

[19] P. de Grenade.

[20] Nous livrons quelques exemples du contenu des prêches et manuels de prière qui expliquent les crises célèbres traversées par tous les spirituels du temps, Benoît de Canfield, François de Sales, Marie des Vallées, Surin, etc.

[21] Il faut excepter de cette règle les suavités intérieures que l'on ressent communément au commencement de sa conversion, lesquelles durent quelquefois des mois entiers, et pareillement quelques touches extraordinaires qui arrivent aux plus avancés.

[22] Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me? (Psalm. 21.1 et Matth. XXVII, 46).

[23] Que l’on est en droit de trouver fort ambigü dans des utilisations qui en ont être faites : identification des pouvoirs divin et humain, méfiance envers l’exercice de la raison, « Je suis bien aise … que je ne puisse rien comprendre de moi-même ».

[24] Luc, 6, 37.

[25] Ps. 90, 15 ; Ps. 33, 19.

[26] In regul. brevior.

[27]In quo possitis tela nequissimi ignea extinguere, Cap. 14 Regul.

[28] Philo Jud. lib. De vita contemplativa.

[29] voyez tout le chapitre 43 de l’Ecclésiastique.

[30] Matt. 10, 30 & Luc 21, 18.

[31] Château intérieur, 2° Demeure.

[32] V. P. Dominique ; V. Fr. Jean de S.-Samson.

[33] Qui n’a jamais paru de même que le cinquième volume du Directoire.